Voilà enfin le moment fatidique que j’attends depuis quelques jours, comme une libération. J’ai l’impression qu’on me laisse sortir de prison, une prison dorée avec toutes les commodités, une vue sur la Tour Eiffel, un service d’étage et tout. Personne ne m’avait dit qu’une écharpe pouvait devenir aussi lourde à porter qu’une chaîne en acier trempé.
Mon année 2013 s’était terminée en apothéose, avec la consécration, digne récompense de mes efforts fournis tant au niveau de la pratique régulière de sport, de l’apprentissage de langues étrangères, des cours de diction et de l’intérêt porté à tous les événements culturels. J’étais comme Rocky après un entraînement intensif, prête à en découdre avec tous ses adversaires. « The eye of the tiger », c’était moi ! Lorsque le présentateur chauve annonça la gagnante, contrairement à la plupart de ces donzelles naïves, je ne fus pas surprise car la victoire était inscrite sur ma liste au Père Noël. Et ce que femme veut, Dieu le veut, le Père Noël étant un peu son bras droit. Un couronnement, des applaudissements, des félicitations hypocrites et empreintes d’une profonde jalousie de la part de mes concurrentes et je fus entraînée dans un tourbillon d’interviews, passant de maquilleuse en habilleuse avant les spots des plateaux télé, radio et les flashs des photographes. On m’accorda enfin quelques heures de répit pour me remettre mes cadeaux : les clés d’un appartement pour un an, celles d’une voiture neuve, des bijoux, des parfums, des vêtements, etc. Moi, je ne rêvais qu’un peu de sommeil, surtout dans le but de récupérer une mine un peu fraîche pour le marathon des jours suivants. On me remit le calendrier avec le programme de l’année 2014. Ce n’était pas les travaux forcés qui m’attendaient mais ceux d’Hercule ! Cette année, j’ai donc participé à plus de trois cents événements comme des jeux télé afin de récolter des fonds pour des associations, des inaugurations de marchés de tous poils, de foires à la saucisse, à la choucroute, aux harengs, j’en passe et des meilleures. Je ne compte plus le nombre de repas mondains où j’ai joué la potiche, sourire accroché aux lèvres et un mot gentil pour chacun, même le pire malotru. Mes zygomatiques sont maintenant les muscles les plus développés de mon corps.
Je vais enfin pouvoir passer le relai, me reposer, manger tout mon saoul sans me préoccuper de ne plus rentrer dans ma robe Chanel pour le cocktail de samedi prochain. Je vais de nouveau pouvoir draguer en soirée, boire à en perdre la raison, raconter des blagues salaces sans susciter l’indignement, engueuler vertement celui qui me vole ma place de parking au supermarché sans faire la couverture de Cloosy, Publer ou Voicic ! Plus de chaperon pour me faire la morale sous prétexte qu’elle est passée par là , ni de garde-chiourme pour éloigner mes prétendants. Fini d’être la petite fiancée des Français ! Je rends la bague et tout ce qu’elle signifie. Un tonnerre d’applaudissements résonne dans la salle, une jeune femme blonde se met à crier, sautiller sur place et essuyer quelques larmes de joie. Je me dirige vers elle, avec mon plus beau sourire accroché au visage, afin de lui poser la couronne sur la tête. J’ai envie de lui susurrer « Sincères condoléances » mais elle ne comprendrait pas mon ironie. Ma dernière mission accomplie, je me retire dans l’ombre et m’éclipse discrètement en coulisses pendant que le présentateur, qui s’est enfin acheté une moumoute cette année, s’exclame : « Voici notre miss France 2015 ! »
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