La maison en coquillages 3
Dans la salle à manger maman finissait de plier en deux le lit-cage. Il était maintenant debout, elle le poussait contre le mur, et plaçait sur le dessus la planche de bois restée pour la nuit derrière la porte, ensuite elle habillait le tout de la housse en tissu couvert de motif géométriques verts, gris et rouges. Linette trouvait ce tissu très laid, mais elle devait manquer de goût. C'est moderne, disait maman, et tout ce qui était moderne était à priori beau. Le balatum, c'était le progrès donc, c'était beau, la grosse radio en bois avec son ventre de tissu marron et son antenne, était très belle, posé dessus sur elle, et très beau aussi, le cadre anti-parasites avec ses larges bandes latérales de skaï beige qui entouraient la belle représentation d'un sous bois de forêt d'automne avec la biche en train de boire dans un lac sans rides. Très beaux aussi, étaient les objets qui, constituaient la décoration de la pièce et que maman chaque matin remettait en place sur le lit refermé. Beau, le chien Rex en plâtre, beau, le grand noir aux lèvres peintes en rouge vif et qui tapait sur son tam tam. Beau, et pas fragile, le compotier de verre blanc en forme de cygne et qui gardait dans ses ailes refermées les pommes et les poires en plastique, ainsi que la grappe de raisin violet qui pendait avec art. Maman remettait tous ses trésors en place et replaçait dans le fond sa si jolie boite qui lui servait à ranger ses 2 colliers et ses grosses boucles d'oreilles. Cette boite était couverte de tout petits, petits, coquillages collés sur toute sa surface et qui avait la vilaine habitude de se décoller régulièrement et ceci avec une insistance qui donnait à Linette l'obligation de les recoller souvent. Parmi ses merveilles, il y avait aussi la danseuse qui tenait gracieusement sa jupe pour une révérence et qui changeait de couleur pour annoncer la pluie ou le beau temps. Au dessus du lit cage, accroché au mur le fusil de chasse de son père et les cornes d'un pauvre cerf mort. Et plus loin, vers la porte, le calendrier Vermot dont maman arrachait la feuille de la veille, chaque matin une fois le lit fait. Les blagues du calendrier étaient sous les yeux de tous, mais étaient interdites aux enfants. IL suffisait d'apprendre à regarder sans voir. Chaque feuillet de cet almanach était composé d'un dessin et d'un petit texte enfermé dans une bulle qui faisaient beaucoup rire les grands. Ça parlait de choses interdites, que les enfants ne pouvaient pas comprendre et qu'ils sauront quand ils seront grands. C'était comme ça, il ne fallait pas poser des questions sur le monde des grands. Linette en les voyant éclater de rire, savait depuis longtemps que c'était toujours des femmes qu'ils se moquaient et de ce qu'ils allaient leur faire, même si ils avaient été méchants avec elles, des choses vilaines qu'elles n'aimaient pas. Leurs gros rires entendus, leur excitation étaient , elle le savait bien, dus à des histoires de "vicieux" comme disait sa mère, et quelque fois elle avait honte. Elle ne savait pas pourquoi elle avait honte, mais elle avait honte très fort et très souvent.
Linette avait habillé sa petite sœur qui était maintenant assise et attendait sur sa chaise en suçant son pouce. Daniel avait déjà remplit ses poches de gros morceaux de sucres et donnait avec son ballon des coups sourds contre le mur de la cuisine, en attendant son bol. Maman avait versé le lait chaud sur le café, que Linette avait finit de passer dans la vieille chaussette. Les enfants étaient assis devant leurs bols grands comme des saladiers. Maman mis comme d'habitude trois gros morceaux de sucre numéro trois, les plus gros, et Linette la vit encore avec désespoir et dégoût, touillé activement l'ensemble. Chaque matin, elle avait des hauts le cœur à boire cette sirupeuse boisson épaisse. Elle avait soif ! Mais soif, d'eau, de fraicheur, de légèreté. "maman, j'ai soif" "Et ben bois ton bol, ça te désaltérera" "Je peux prendre de l'eau s'il te plaît ?" "NON ! bois ! et t'as intérêt à te dépêcher, ne recommence pas tes comédies !... tu sais ma p'tite fille, j'aime pas les p'tites capricieuses...!" Le ton était dur, irrité, la colère était déjà là, la gifle allait tomber. Linette bu du bout des lèvres, essayant de calmer son estomac, les yeux fermés, sans penser. Il n'y avait pas si longtemps, elle avait eu un renvoi dans son bol, et sa mère hors d'elle, lui avait planté la tête dedans. Le souvenir était encore là tenace, alors elle déglutissait doucement, en pensant à ses copines qui l'attendaient peut-être dehors. Son effort fut allégé soudain, elle venait d'entendre avec un grand bonheur, le clic, du bouton du poste de radio, et presque immédiatement, juste après les habituels grésillements du poste, "qui chauffe" , une fois ceux-ci passés, elle se noya dans la voix d'André Claveau qui chantait "Moulin rouge".
Lydia Maleville
|