Marie monte avec difficulté dans l’autobus. Sa jambe est insensible et son genou tordu. Elle coince sa canne sous son bras mort et tente de s’agripper à la barre avec sa main valide. C’est difficile mais Marie ne s’avoue jamais vaincue, ne réussit-elle pas à faire un jogging tous les jours depuis quelques temps ? Elle ne court pas vite bien sûr, et ne part jamais seule, mais quelle victoire pour cette jeune femme de vingt ans ! Le bus redémarre avant même que Marie ne soit arrivée à sa place, elle se retient de tomber de justesse en prenant appui sur un des sièges. Le véhicule est bondé, elle arrive à atteindre la place réservée, un homme est assis, il la voit approcher mais ne bouge pas.
- Excusez-moi Monsieur mais je suis handicapée.
« Handicapée», longtemps Marie s’est refusée à utiliser ce mot, mais il faut se rendre à l’évidence, elle est handicapée.
Il ne répond pas et ne bouge pas.
- Monsieur, je dois m’assoir !
La voix de Marie est devenue plus forte et l’homme se lève à contre cœur, sans un mot. Elle peut enfin s’assoir, il était temps, il y a un virage et elle allait tomber. C’est toujours la même chose, non seulement il faut vivre avec ses problèmes mais en plus il faut se battre pour faire respecter ses droits ! Marie récupère, ces voyages en bus la stressent et l’épuisent, mais elle veut essayer de tout faire comme avant. Avant… Tout à coup elle se rend compte que son arrêt n’est pas loin, il faut se relever et atteindre la porte sans tomber. L’homme de tout à l’heure la foudroie du regard, elle lui a fait perdre une place assise pour un laps de temps aussi court que ça ? Marie essaie de se frayer un chemin sans laisser tomber son sac à main et sa canne, avec une seule main, c’est galère ! Elle a demandé à quelqu’un d’appuyer sur le bouton d’arrêt, il faut juste que le chauffeur la voie et ne pense pas à une erreur. Il freine, encore une secousse à vous faire tomber ! Marie se rattrape, et continue sa progression. Elle est presque arrivée, encore quelques mètres. Soudain le bus redémarre, elle a mis trop de temps et le conducteur a perdu patience.
- S’il vous plaît, je veux descendre, c’est mon arrêt !
Marie parle fort, mais le bus continue son chemin.
- S’il vous plaît !
Il va falloir qu’elle revienne sur ses pas, elle qui a tant de mal à marcher ! L’autobus a parcouru au moins cinq cents mètres ! Marie se met à pleurer :
- S’il vous plaît, je suis handicapée !
Deux fois ! Il a fallu qu’elle prononce ce mot deux fois sur un trajet de cinq arrêts, c’est humiliant à la fin. Les larmes sont essuyées, il y a pire qu’elle, il y a toujours pire. Elle est enfin arrivée et se dirige vers le restaurant.
Angèle est en retard, pourtant elle s’est levée de bonne heure, mais le téléphone n’a pas arrêté de sonner, et puis il y a eu la voisine qui avait reçu un paquet pour elle, trente minutes, perdues à écouter les commérages de cette vieille bique. Il faut hâter le pas mais Angèle s’essouffle vite depuis son accident, « accident » ! Pour elle ce ne sera jamais un accident, mais c’est comme ça qu’on en parle. Ses poumons brûlent, pourtant elle ne marche pas si vite, elle vient même de se faire doubler par une mamie… Il ne faut pas s’énerver et ne pas être amère, elle aurait pu mourir comme tant d’autres jeunes filles, elle est en vie, et elle va se battre ! Le restaurant est en vue, le calvaire va prendre fin.
Bénédicte regarde les listes qu’elle écrit à longueur de journées :
- Factures - Pain - Ménage - Linge - Resto
Il y a deux listes en cours, quelques mots sont barrés. La jeune femme ne veut rien oublier, mais ses idées s’embrouillent, elle oublie des choses, égare des papiers, mélange les heures. Quelquefois sa sœur et sa mère veulent l’aider :
- J’égoutte la salade ? Hier je suis allée au marché il y avait des légumes magnifiques.
- Tu l’as achetée la robe que tu aimais bien ? Il est où l’égouttoir ?
- J’aime bien tes couverts à salade. Elle est où l’huile ? et le vinaigre ? Tu as du sel et du poivre ?
Bénédicte ne peut pas se concentrer sur sa tâche. Elle essaie de répondre à Julia, se rappeler de la robe qu’elle a vue dans quel magasin déjà … Et l’huile, elle est où … les paroles de sa sœur sont comme les balles d’une mitraillette, une torture savante qui ne laisse aucun répit à son esprit.
- L’huile est dans le…, et le….
Zut ! Les mots ne sortent pas, il y a un blanc dans le cerveau de Bénédicte, impossible de se rappeler comment s’appellent ces objets qu’elle utilise tous les jours.
- C’est où ? Dans le placard ? Lequel ? En haut ? En bas ?
Bénédicte essaie de rassembler ses pensées, l’avalanche de mots la déstabilise.
- J’ai trouvé ! Heureusement que je n’ai pas attendu ta réponse ! Tu as vu hier …
Bénédicte n’écoute plus, elle entend les paroles de sa sœur mais ne comprend plus rien, elle n’arrive plus à répondre, il faut du calme, du silence, elle doit pouvoir se concentrer.
Il est bientôt midi. Bénédicte doit partir, elle doit rejoindre ses amies pour déjeuner. Elle se sent épuisée, elle a pris l’habitude de faire une sieste d’une demie heure en début d’après-midi, c’est très efficace pour chasser le mal de tête et les bourdonnements d’oreilles qui s’amplifient au fil des heures. Elle se sent vieillir, pourtant elle n’a que vingt-cinq ans !
Josépha a pris sa voiture, pourvu qu’il y ait une place près du restaurant ! Sa jambe la fait toujours souffrir, des phlébites à répétition à dix-sept ans, personne ne veut y croire ! Sa jambe gonfle et rougit dès qu’elle marche plus de quelques mètres. Elle doit porter d’horribles bas de contention même en été, finis les shorts et les jupes ! Heureusement qu’elle habite à Paris et pas à Marseille, les jours de chaleur sont un calvaire pour cette jeune fille qui adorait prendre des bains de soleil. Elle n’a pas encore osé prendre sa carte d’handicapée pour pouvoir utiliser les places réservées, elle veut encore croire que tout va s’arranger. Après deux tours de pâtés de maison, un espace se libère, elle va payer une fortune en parcmètre, mais pas moyen de faire autrement.
Josépha est la dernière arrivée, elle aperçoit ses amies réunies à la meilleure table. Le restaurateur les connaît, elles se voient régulièrement pour parler de l’association qu’elles ont montée, il les aime bien ses « fifilles » :
- Alors mes beautés, je vous ai préparé des gourmandises « light », je sais que vous faites attention à votre ligne, mais il faut savoir se faire plaisir. Alors… Il ajuste ses lunettes et note avant que les convives n’aient le temps de parler.
- Un potage carotte cumin, du merlu aux légumes du jardin et un sorbet à la mangue, ça vous va mes chéries ? Et un petit Saumur Champigny pour faire passer tout ça !
Elles sont toujours contentes de se voir, le repas a lieu une fois par mois. Elles ont toutes été victimes d’un médicament, ces nouvelles molécules qu’on qualifie de minipilules et que tout le monde pense sans danger.
Elles ne sont pas seules, à une table non loin de là , un groupe de médecins a été invité par un laboratoire pharmaceutique.
- Je prendrai une coupe s’il vous plaît.
- Moi aussi.
Ils sont huit. Une femme d’une trentaine d’année prend la parole :
- Vous prenez ce que vous voulez sur la carte.
Ils parlent très forts et gênent Marie et ses amies.
- Je viens d’acheter un appartement sur plan, les travaux ont pris du retard, il faut que tous les logements soient accessibles aux handicapés, Ils doivent même pouvoir accéder aux balcons ! Le surcoût était énorme, résultat ils ont supprimé toutes les terrasses ! C’est ridicule, ces règlementations sont idiotes, j’imagine le type en fauteuil roulant, il n’ira jamais sur un transat !
La plaisanterie fait beaucoup rire ses collègues.
- Dans mon immeuble il fallait une rampe d’accès, esthétiquement c’est absolument horrible ! On a essayé de discuter avec l’archi, mais il n’y a rien eu de possible, c’est la loi.
- Ces lois ne sont faites que pour embêter les gens, et les faire banquer.
- Tout à fait d’accord !
- Et au niveau l’exercice de la médecine c’est pareil, vous avez vu tous ces scandales qui éclatent ?
- Oui on ne peut plus vacciner ou donner un cachet sans prendre un luxe de précautions, tous ces gens qui ont des maladies dormantes qui se déclarent subitement, on nous en rend responsables !
- Ne m’en parle pas ! Ça devient n’importe quoi, les patients se méfient de tout maintenant, ce qu’ils regardent à la télévision leur fait peur.
La femme du laboratoire prend la parole :
- Il y a surtout des gens qui ont compris le filon et cherchent à se faire de l’argent sur le dos des labos. Quand je vois le nombre de tests qu’on fait avant de lancer un médicament ! Il nous faut des années pour sortir la moindre molécule.
Les filles se regardent consternées. Elles ne peuvent plus manger. L’arrogance de ces gens leur coupe l’appétit.
- Vous partez en vacances cet été ?
- N’oubliez pas que vous êtes tous invités par mon labo à notre congrès à Nice pour parler des contraceptifs oraux.
- Oui bien sûr, vous faites toujours les choses très bien, l’hôtel était magnifique l’an dernier.
- Et on a très bien mangé !
- Oui la cuisine était très raffinée, le chef vient d’obtenir sa troisième étoile je crois.
- Est-ce que vous avez invité Martin ? Il veut instaurer toute une batterie de tests pour rendre la pilule plus sûre.
La représentante du laboratoire pharmaceutique s’essuie les commissures des lèvres du coin de sa serviette :
- On ne l’a pas invité, ces tests sont de la foutaise, toutes ces femmes qui fument et se laissent grossir, elles en auraient eu des problèmes de santé, même sans la pilule ! En plus tout ça couterait une fortune à la sécu.
Avant que ses amies aient pu faire quoi que ce soit Marie s’est levée la canne à la main :
- Bande de cons, vous vous dites médecins et vous tenez des propos pareils, je vais vous les faire bouffer vos entrées, avec l’assiette avec !
Béné s’interpose :
- Calme toi Marie, ils ne méritent pas qu’on se rende encore plus malades.
- Mais ce sont des meurtriers ! Vous allez en tuer et en estropier encore combien avant de vous rendre compte ? Vous n’êtes que des porcs !
Le groupe de médecins regardent les quatre jeunes femmes sans comprendre.
- Calmez-vous, mademoiselle.
Une des invitées du labo dit en aparté :
- Elle a bu regarde, elle ne tient pas debout…
Marie a entendu, elle se rue sur la femme et lui vide son assiette sur la tête. - C’est à cause de gens comme vous que je ne tiens plus debout ! Et vous osez me faire des remarques ?
Ses amies décident d’être solidaires. Angèle renverse les verres, le champagne se répand sur la nappe et les vêtements de marque des médecins.
Bénédicte hurle :
- Sortez d’ici ! On ne veut pas voir vos faces d’idiots incompétents dans notre restaurant ! Rien n’a changé depuis Molière !
Josepha fait du théâtre, elle poursuit les huit scientifiques qui se dirigent vers la porte:
- « Le médecin malgré lui », « Acte III scène première » :
Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous : car soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos : et nous taillons, comme il nous plaît, sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir, qu’il n’en paye les pots cassés : mais ici, l’on peut gâter un homme sans, qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous : et c’est toujours, la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession, est qu’il y a parmi les morts, une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde : jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué.
Elle a crié la fin de sa tirade dans la rue, les gens se retournent mais continuent leur chemin comme si rien ne s’était passé.
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