Ce ne serait pas une nouvelle bien originale si je vous dis que la vie vous fait rencontrer parfois des gens peu ordinaires. Pourtant, chacun d'entre nous a eu l'occasion de croiser, de côtoyer ou de bien connaître des personnages hors du commun.On ne peut pas le savoir, sur le moment. Et puis les années passent et le hasard de la vie place l'un de ceux que vous avez rencontrer sur la scène publique, bien en évidence. C'est ainsi que je me suis retrouvé en train de remonter une rue portant le nom d'un de mes anciens camarades de communale. Un autre camarade de cette même école a été député-maire et je fréquentais un jeune homme de ma commune qui est devenu sénateur-maire.
Et il y a les autres, ceux qui se sont fait une notoriété de manière plus tragique ou plus originale.J'en ai connu des deux genres.
Celui dont je vais vous parler a connu un destin tragique. comme vous le verrez, il connaissait parfaitement son destin: il l'avait programmé depuis plusieurs années, bien avant que je fasse sa connaissance.
Daniel Boggia était déjà à la caserne Martrou, à Rochefort, lorsque j'y suis arrivé pour suivre la formation d'électricien d'aéronautique.C'était également la spécialisation pour laquelle il était formé également. Il avait fait les ' arpêtes ' et marquait cette particularité, qui leur était propre : le devant du bachi ( bonnet du marin ) était cassé sur le devant. C'était un Marseillais du Panier, très sur de lui, qui avait tendance à prendre de l'ascendance sur autrui. Sa façon de s'adresser à quelqu'un en le fixant dans les yeux avec insistance, une douceur un peu menaçante dans la voix, en impressionnait beaucoup. Sa qualité de Marseillais et la mienne, de Normand, faisaient que, venant de deux planêtes différentes, nos contacts étaient plutôt agressifs. Mais c'était le jeu habituel. Il ' débarqua ' avant moi et j'ignorais sa destination. Je le retrouvai fin 1960 à Agadir où j'avais été affecté. Rien d'étonnant que deux marins de l'aéro, ayant la même spé , se retrouvent devant le nez d'un même avion. A Agadir, nous nous sommes ignorés ostensiblement .
Notre base devant être évacuée afin d'être reprise par l'armée Marocaine, nous avons donc tous embarqué dans le ' Laïta ' pour rejoindre notre nouvelle affectation . Non sans avoir, au préalable, scié au 9/10éme le mât des couleurs et emporté les bruleurs des pianos des cuisines....
Nous étions dorénavant à la base d'Aspretto, près d'Ajaccio. Mêmes avions, même boulot mais beaucoup plus de rigolade dans des sorties plus variées ! Boggia était le même, mais, apparemment plus à l'aise dans une région où il disait avoir des origines.
Un samedi après-midi, notre bordée, à lui et moi, étant de permanence, nous nous sommes retrouvés face à face, assis à la grande table de notre chambrée. Il faisait du courrier et je relisais mon cahier d'écolier où se trouvaient tous mes premiers poèmes de gamin. C'est probablement le cahier qui l'a intrigué : - ' qu'est-ce que tu lis, là , Bacchus? ' Je lui répondis que c'était mon cahier de poèmes de gosse. Il a eu l'air intéressé. - ' Je peux voir ? ' Pourquoi pas. Il l'a pris et l' a parcouru assez longuement puis m' a dit : - ' Ouaih...c'est un peu enfantin, tes trucs. ' J'admis volontiers en lui faisant remarquer que je n'avais que 11-12 ans quand je l'avais commencé. Il est resté immobile, songeur, pendant un instant, puis il a regardé autour de la chambrée, comme pour s'assurer qu'il n'y avait que nous. C'était le cas. Il s'est levé, a été à son casier et en est revenu avec un gros cahier grand format aux angles écornés - ' Tiens, regarde, me dit-il à voix basse. Moi aussi j'aime bien écrire ..
Ce dont je me souviens, au sujet de ses écrits, c'est qu'ils me semblaient être écrits dans un langage codé. Leur sens m'échappait, mais je suis sûr que je les comprendrais si je les relisais aujourd'hui. Et puis je suis tombé sur une page où il avait dessiné un grand arbre, très touffu, avec d'étranges choses accrochées dans ses branches. Devant mon regard interrogateur, il a pris un air mystèrieux et m'a dit : - ' ça, c'est l'arbre de mon père. Tous les fruits que tu vois, là , ce sont des fruits pourris...... Mon devoir, à moi, c'est de nettoyer cet arbre. ' Ma foi !.... Je ne comprenais rien à son histoire de fruits pourris, mais j' ai dû prendre l'air sous-entendu de celui qui avait tout compris.
Depuis ce jour, ayant partagé son secret, il fut nettement plus sympa envers moi qu'envers les autres. Un dimanche matin, en plein hiver, il est venu me demander de l'emmener près de Corte car il avait un rendez-vous important. Nous sommes partis sur mon scooter en début d' après-midi. La Nationale, à cette époque, était une route en mauvais état, surtout à Vizzavona où la voie était franchement pierreuse et raide, limite pour un scooter.
Arrivés au petit village près de Corte, où il avait son rendez-vous, je l' ai vu discuter avec animation, pendant une bonne heure, avec un type louche, comme on dit, devant la porte d'une maison où on ne l'avait pas invité à entrer. Boggia est revenu vers moi, l'air très soucieux, et m' a dit que nous pouvions repartir. Le retour a été très pénible. La nuit tombait quand nous sommes arrivés à Vizzavona et la neige tombait, de plus en plus épaisse au fur et à mesure que nous grimpions. Nous nous sommes étalés plusieurs fois dans la neige, puis nous nous sommes retrouvés pratiquement immobilisés, morts de froid dans nos petits costumes de ville. J' ai trouvé un journal dans le coffre de mon scooter et nous en avons glissé des feuilles sous nos chemises.
Vaille que vaille, nous sommes parvenus à tirer le scooter jusqu'au col ,puis, comme nous avons pû, nous sommes parvenus à rejoindre Bocognano .La civilisation et, surtout, un bistro.
Toutefois, nos relations en restaient là . Je le croisais parfois en ville, dans des bars où il était souvent en discussions à voix basse avec des personnages à mine patibulaire, comme disait Coluche. C'est ainsi que je le vis prendre et rapidement faire disparaître un petit pistolet, dans un bar de la rue Fesch.
Un jour, au réfectoire, notre tablée discutait sur les projets que chacun avait, une fois la vie civile retrouvée Boggia mangeait près de moi et m'a dit, à voix basse : -' Moi, tu vois Bacchus, je sais que je ne vivrai pas vieux. Mais ce que je sais aussi, c'est que j'aurai eu tout ce qu'on peut avoir dans une vie. ' J' ignorais la juste mesure de ce qu'il venait de me dire.
Et puis il est parti . Il a débarqué, selon le terme employé dans la marine.. Ce devait être en 62 . Je n'avais aucune raison de savoir qu'il allait avoir, durant les années suivantes, une activité débordante .
Ce n'est qu'en 1967 que je le revis, à Marseille, par le plus grand des hasards. J'aurais pû passer à côté de lui si mon regard ne s'était pas porté vers un porche , sur la place de la Bourse. Je traversais une pèriode difficile, après un coup dur de la vie, et je ne crois pas que j'avais une allure altière. Lui, par contre, avait l'air rupin. Costard, pardessus, chaussures, tout était luxueux. Je marquais un arrêt , étonné, devant lui. Lui ausi a eu l'air surpris. - ' Tiens , Bacchus ! qu'est-ce que tu deviens ? ' Je n'ai jamais cherché à paraître ce que je ne suis pas et je lui ai donné quelques nouvelles des anciens copains puis lui ai parlé de ma situation qui, pour l'instant, n'était pas au zénith. Pendant que je lui parlais, son regard ne quittait pas un endroit, dans mon dos, de l'autre côté de la place. Il avait l'air très préoccupé et il m' a dit:
- ' Excuse-moi, mais je suis très affairé en ce moment . Viens me voir ce soir dans mon bar, à la Blancarde ( il m' a donné l'adresse ) . Je pourrai faire quelque chose pour toi. Te casses pas la tête. A ce soir.'
J'étais un peu intrigué en rentrant chez moi. Qu'est-ce donc qu'il pourrait faire pour moi? Le soir venu, après un petit débat intèrieur, je décidais que ce ne serait pas digne d'aller le trouver et je restais chez moi.
Les années ont passé....
En novembre 1973, la une des journaux de Provence annonçait en gros titre que Daniel Boggia, l'ennemi public N° 1, venait de se faire abattre,à Dijon, à la sortie du palais de justice. Et c'est petit à petit que j'ai appris ce qu'avaient été les dernières années de Boggia. Son chemin parsemé de cadavres m'a fait penser qu'il avait fait tomber les fruits pourris de l'arbre de son père....
Etonnant ! il paraît qu'il avait rencontré Sinatra, peu avant sa mort, au sujet d'éventuels casinos sur la côte Basque...
Comme nous disons, entre anciens marins : La marine peut mener à tout .....
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