L’affaire dont la presse parisienne se hâta de s’emparer et qu’elle baptisa aussitôt « Le Mystère de la Chambre Close », bafoua très longtemps la Police Judiciaire. Ce fut pourtant de façon fort simple que j’y fus mêlé, et m’y retrouvai en son centre avant même qu’elle n’éclatât en publique. En août1925- quelques années après ma démobilisation-, trois coups donnés à ma porte devaient changer le cours oisif de mes occupations de détective privé. Ces trois coups, comme s’ils avaient été frappés sur le plancher d’une scène de théâtre, précédèrent en effet, le lever du rideau sur une étrange histoire dans laquelle je fus forcé de me joindre aux acteurs pour y jouer mon rôle de détective. Mais, les faits étant apparemment inexplicables, l’affaire paraissait insondable. Et je m’en serais certainement tenu à ce décourageant bilan, si je n’avais pas alors reçu les avis inestimables de mon collaborateur et ami (dont je reparlerai tantôt) Jean Vigogne, alias « Sanvergogne ». Mais ne nous précipitons pas trop dans la narration de cette aventure dont les évènements, une fois déclenchés, ne cessèrent d’aller en s’accélérant… Revenons donc en arrière. Au début. Aux trois coups frappés à ma porte… J’ouvre. Devant moi, se tient le baron Armand de Valfort. C’est du moins, le nom que je lis sur la carte de visite qu’il me met presque sous le nez. Je l’observe, légèrement intrigué. C’est un homme de haute taille. Il ne semble pas avoir encore atteint la soixantaine. Son port élégant, et ses vêtements lui tombant à la perfection, attirent automatiquement mon attention et réveillent en moi le prudent intérêt que j’ai pour l’aristocratie. Je le salue et l’invite à pénétrer chez moi. Ensuite, je le conduis jusqu’à ma bibliothèque où nous nous installons dans les deux fauteuils qui se font face devant la cheminée. Là, assis parmi les rayonnages de livres dont la froide chaleur intellectuelle remplace celle de l'âtre sans feu, le Baron entame la conservation sur un ton apologétique. « Je m’excuse, me dit-il, de m’imposer ainsi chez vous sans rendez-vous, mais le Prince de Malfeuille, qui a la bonté de me compter parmi ses amis, m’a parlé de vos exploits en des termes si élogieux que j’ai, sans délai, désiré vous connaître… Vous êtes bien, monsieur Walter Morsirisse ? N’est-ce pas ? - Á votre service. - Bien. Et vous êtes criminologiste… - Détective privé. - Parfait. Comme je vous le disais donc, je n’ai pas pu résister au plaisir de faire votre connaissance… Le Prince m’a dit avec quel talent et avec quelle discrétion vous lui aviez retrouvé un objet auquel il tenait beaucoup, et qui s’était malheureusement égaré... ? » Je me souviens en effet de ce cher Hector de Malfeuille à qui j’avais eu l’honneur de sauver la vie au début des hostilités. « Sauver la vie », est peut-être trop dire, et sûrement prétentieux, mais ce sont les mots prononcés par le Médecin Major après que j’avais ramené à l’arrière et sur mon dos, ce brave Prince qui avait eu si jeune (il n’avait pas encore vingt ans) la galanterie de se faire blesser au premier coup de fusil allemand. Plus tard, au lendemain de l’Armistice, je l’avais rencontré par hasard sur les Champs-Elysées. Il paraissait bouleversé et m’avoua aussitôt qu’il avait perdu sa maîtresse ; celle-ci avait disparu lorsqu'il était au front. Il m’implora de l'aider à la retrouver. J’avais déjà sauvé la vie de ce brave garçon, autant tenter de la lui rendre agréable. J’acceptai donc la mission. Miraculeusement, mon enquête fut couronnée de succès. Le prince se trouva si heureux d’être enfin réuni avec celle dont il était fou qu’il recommanda mes services à tous ses amis à la recherche d'une maîtresse ou d'un amant. Je devins ainsi, grâce à eux et malgré moi, connu pour des exploits dont je ne me suis jamais vanté… « Comment se porte ce cher Prince ? Demandé-je à mon visiteur. - Le mieux du monde ! Bien qu’il ait reperdu ce que vous lui aviez retrouvé. Bof ! Il a bien grandi depuis, et il a oublié. - J’en suis ravi, je réponds gaîment, le Prince possède une âme noble et généreuse. Il mérite un brillant avenir. Mais revenons à l’objet de votre visite, monsieur le Baron. Avez-vous aussi besoin de retrouver un ‘précieux objet’ ? - Ce serait plutôt le contraire, monsieur Morsirisse. - Tiens ! Voici une intéressante proposition. Mais elle exige, ne trouvez-vous pas, un peu plus de clarification. » Le Baron de Valfort fouille alors dans son portefeuilles, et en retire une petite enveloppe qu’il me tend en disant : « Cela devrait vous éclaircir… » J’extrais avec précaution la carte qui s’y trouve.
« Baron, « Il m'est difficile d'attendre plus longtemps la somme que vous me devez. Si passé quarante-huit heures, je ne reçois encore rien je viendrai la réclamer à votre domicile. Votre servante fidèle et dévouée » « V.S. »
« Tiens ! Tiens ! Fais-je à la fin de ma lecture. Évidemment, il ne peut s’agir là que d’une vile affaire de chantage. Pourquoi n’avez-vous pas alerté la police ? » Le Baron après une légère hésitation, me répond qu’il juge la police trop indiscrète ; il ne désire pas que son épouse soit mise au courant de cette situation. « Je comprends, Monsieur le Baron. Et vous voulez que je m’en occupe de cette affaire personnellement, avec tact et doigté. - Exactement. - Eh bien, j’accepte ! Mais en parlant de ‘tact’ et de ‘doigté’, pardonnez-moi si je dois précisément ne pas en faire preuve à l’instant, en vous posant sans détour, une question directe. - Allez-y, je vous en prie. - La ‘ somme’ dont il est fait mention dans cette lettre, est-elle, oui ou non, une dette que vous avez contractée ? -Non. - Peut-être est-ce alors, une promesse ? - Non. Bien sûr que non ! D’ailleurs, je ne connais personne dont les initiales soient V.S. -En êtes-vous certain ? -Absolument ! -Si je comprends bien, vous ne savez donc pas Qui ? Pourquoi ? Comment ? Et Combien ? L’on vous réclame? - Justement ! C’est cela qui est bizarre ! - Bizarre ? Peut-être. Monsieur le Baron, cette lettre n’est, ni datée, ni timbrée. Qui vous l’a remise ? - Je l’ai trouvée sur mon bureau, dans le casier où mon valet, Étienne Duboulet y dépose mon courrier. -Je suppose que vous avez aussi découvert les deux autres dans le même casier ? - Oui. Mais !… Pourquoi dites-vous qu’il y en avait deux autres ? - Là, sur la carte ! Au début, il est indiqué : ‘Il m'est difficile d'attendre plus longtemps’. J’en déduis que vous n’avez pas fait cas des demandes précédentes. La première lettre, en effet, vous a parue tellement ridicule que vous ne l’avez pas prise au sérieux, et vous l’avez jetée au panier. La deuxième a subi le même sort. Enfin, celle que je tiens dans la main doit être la troisième car l’auteur – il vous le dit lui-même- ne peut attendre plus longtemps. Et voilà ! Il vous donne un dernier avertissement. Vous allez alors trouver le Prince de Malfeuille qui vous conseille de venir me consulter. » Le Baron, après m’avoir écouté avec attention me regarde avec un sourire que je n’arrive pas vraiment à interpréter, et dit avec un enthousiasme que je crois feint. « Ma foi, monsieur Morsirisse, vous venez de justifier la haute estime en laquelle vous porte le Prince. -Bof ! Vous exagérez tous les deux. - Je vous prouverai que vous n’avez pas à faire à un ingrat. Je vous payerai grassement. -Laissons cela pour l’instant. Maintenant, monsieur le Baron, dites-moi ! Cet Etienne Duboulet… Votre secrétaire… -Mon valet. - Oui. Pardon. Votre valet. Vous l’avez naturellement interrogé au sujet des lettres… -Naturellement. - Et vous lui avez demandé comment elles lui sont parvenues… Que vous a-t-il répondu ? - Encore une fois : c’est cela qui est bizarre. Étienne déclare ne rien savoir au sujet de la lettre en question. Croyez-vous qu’il mente ? Étienne Duboulet et son épouse Maryse sont à mon service depuis plusieurs années. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre. - S’il dit la vérité, les lettres ont été directement déposées, à son insu, dans le casier par quelqu’un qui peut avoir accès à votre bureau. - Personne ne peut y avoir accès, monsieur Morsirisse, en dehors des membres de mon entourage. - Bon, nous y reviendrons. Nous devons maintenant parer au plus pressé. Il est dit dans la lettre que vous avez ‘quarante-huit heures’. C’est hier que vous l’avez reçue, n’est-ce pas ? - C’est exact. A environ cette heure-ci. - Il est midi. Donc, avant minuit, quelque chose devrait se passer. - Vous êtes-vous déjà fait une opinion sur tout cela, monsieur Morsirisse ? - Franchement, non. Je ne puis vous le cacher, cette histoire ne tient pas debout. Et c’est précisément pour cette raison que je crains qu’elle ne dissimule un dessein plus sinistre… Mais ! Nous avons encore douze heures devant nous pour en avoir le cœur net. Quoi qu’il en soit, Monsieur le Baron, je crois qu’il ne vous soit nécessaire de songer à assurer votre protection. Si vous ne désirez pas mêler la police à cette affaire, avec votre permission, j’aimerais tout au moins, avoir la possibilité de veiller personnellement sur vous. - C’est une idée épatante ! Pourquoi ne viendriez-vous pas dîner ce soir à la Simonière ? (C’est ma résidence de Boulogne.) Vous pourriez y demeurer aussi longtemps que vous le jugerez nécessaire. - Dîner ? C’est que je ne voudrais pas… - Allons donc ! Ce serait un grand honneur que vous nous feriez. Un ami du Prince de Malfeuille est chez moi, chez lui. Ou devrais-je dire : ‘chez lui, chez moi ‘? » Il rit tandis que je l’imite, ou plutôt que je simule une hilarité qu’il n’est pas arrivé à me communiquer, car, au même instant, j’ai senti brusquement un doute m’envahir. J’ai l’impression que le Baron me cache quelque chose. Est-ce un mot qu’il a prononcé et dont mon subconscient tente de se débarrasser ? Je réfléchis de toutes mes forces, tâchant de ne lui rien laisser percevoir des soupçons dont je voudrais me débarrasser. Je n’arrive pourtant pas à m’en défaire. Je suis tenté de refuser son invitation, mais il est désormais mon client. Il est devenu ma responsabilité. Je dois le défendre en dépit de mon instinct qui se dresse devant moi pour m’en empêcher. Tandis que je me débats dans ce dilemme dont l’issue n’est toujours pas certaine, le Baron ajoute : « Nous ne recevons personne. Juste les convives habituels. Mon frère Henri, un vieux célibataire qui vit de ses rentes; les parents de mon épouse Simone, et le précepteur de ma fille Juliette, puisque cet après-midi, il viendra faire sa leçon de… je ne sais plus trop quoi, et que Simone insiste toujours pour qu’il reste à dîner avec nous. » Je hoche la tête comme le font les gens sérieux qui écoutent profondément un discours. Tout en remuant la tête, je regarde fixement les vieilles cendres de la cheminée, évitant ainsi les yeux du Baron, dans l’espoir qu’il ne devinera pas ma secrète agitation. Finalement, je l’entends qui reprend : « Ah ! J’oubliais ! Il y aura également une vieille amie de la famille : Dame Chaboix. Vous en avez peut-être entendu parler ? » Je réponds rapidement : « S’agirait-il par hasard d’Irène Chaboix, l’ancienne chanteuse d’opérette qui a fait les beaux jours du Théâtre Vignolet ? - C’est bien elle ! - Mais pourquoi le ‘Dame ‘ ? - Bof ! Juste une fantaisie, après un voyage en Angleterre. Alors ? Vous viendrez, n’est-ce pas ? - C’est entendu. » A ces mots, le Baron se lève, il me tend la main. « A ce soir, donc. Vingt heures précises. » J’acquiesce gracieusement, et le reconduis jusqu’à la porte. C’est en repoussant le battant, que je réalise enfin ce qui me tracasse au sujet de cette affaire. Le Baron, ne doit pas encore être au bas des escaliers, que je m’exclame : « Zut ! Il m’a menti ! Il m’a roulé ! Je ne suis qu’un idiot ! Il n’a reçu qu’une seule lettre ! Et, il sait qui en est l’auteur, ou alors… Ça serait plus grave… Bien plus grave… » (A suivre)
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