3 novembre 1914
Les allemands ont fabriqué des cartes d’identité pour les hommes de plus de seize ans. Mon grand-père Marcel m’a montré la sienne. Il y a sa photo, son nom et son prénom mais je ne sais pas lire le reste. Je pense que c’est écrit dans leur langue. Ils ont aussi créé des livrets de travail, des permis pour le transport des marchandises. J’ai vu aujourd’hui un soldat allemand qui contrôlait un homme tirant une charrette. Le pauvre, il a dû sortir plein de papiers de ses poches avant qu’on le laisse passer.
6 décembre 1914
C’est la panique chez mon oncle Robert. C’est un coulonneux, un passionné de pigeons voyageurs. Il possède des bêtes qui ont gagné des concours. Mais les allemands ont imposé l’élimination de tous les pigeons, accusés d’être des espions en puissance. Mon oncle n’a pu conserver que quelques plumes en souvenir. Si on en avait au moins eu un à déguster pour la St Nicolas. Les années précédentes, je recevais une orange de la part de mes parents. Mais je n’en ai plus vu depuis le début de la guerre. Alors, Maman m’a fait une grosse bise en me donnant un petit bout de papier déchiré sur lequel elle a écrit « Bon pour une orange ». Pauvre tonton, tous ses pigeons brulés, il va en faire des cauchemars. Moi, j’en fais toutes les nuits. On entend parfois les bruits de canon quand le vent vient de l’Ouest, du front qui n’est qu’à quelques kilomètres. Comme j’aimerais qu’il m’amène plutôt des nouvelles de Papa.
12 décembre 1914
Il fait extrêmement froid dans la salle de classe car l’école n’a plus de charbon. Je cache des journaux sous ma chemise pour me tenir chaud. En plus, il y a pénurie de gaz d’éclairage. Les cours commencent donc plus tard, dès que le soleil est suffisamment haut et se terminent lorsqu’il se couche. Je fais ensuite mes devoirs à la lumière de la bougie.
24 décembre 1914
Pour le réveillon de Noël, le Comité de Secours a distribué une portion supplémentaire de soupe et un pull pour les enfants. Mon estomac devrait un peu moins rugir ce soir. Je connais maintenant la vraie sensation de faim, celle qui vous tort les boyaux, vous prive de vos forces, obsède vos pensées et vous fait cauchemarder. J’ai vu passer des gens en uniforme avec un joli chapeau à plumets, mais aucune fanfare ne les suivait. De toute façon, il n’y a plus de musiciens, appelés au front, et plus d’instruments en cuivre, réquisitionnés par l’envahisseur pour fabriquer des balles qui tueront nos propres soldats. En les voyant passer, le voisin s’est esclaffé : « Voilà la sympathique armée bourgeoise ! ». Les hommes joliment chapeautés ont jeté un regard sombre vers le moustachu qui ne sert de voisin. Je lui ai demandé de m’expliquer dès que le défilé avait passé le coin de la Rue Henri Duchâtel. Ces hommes constituent la garde civique, « Une bande de riches qui ne font que défendre leurs propres biens. Tu parles d’un civisme ! » avait-il ri. Ce soir, nous sommes allés à la messe. Il était drôle d’entendre les classiques hymnes religieux entrecoupés par des chants patriotiques.
à suivre...
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