Journal de Celine Britten II (Mardi 8 octobre 1985) :
16 heures 45 : la piste est étroite, complètement enfermée entre des parois de végétation dense. Des branches, des feuilles, toutes sortes de débris végétaux et minéraux raclent inlassablement les flancs et les capotes des véhicules, en émettant des sons tantôt plaintifs, tantôt stridents. Cette sorte de musique sans rythme et sans mélodie, qui fait une sorte de contrepoint au feulement saccadé des moteurs diesel, est tellement éprouvante pour les nerfs que le lieutenant Marion se sent obligé de chercher un bon mot pour nous détendre. Après un passage particulièrement cacophonique où les tôles ont protesté de toute leur âme, et probablement aussi après mûre réflexion, il me décoche une bourrade et lance à la cantonade : « Heureusement que l’armée n’a pas pris l’option peinture métallisée et toit vinyle, hein, les gars ? »
Soudain je stoppe net. Je crois avoir vu un groupe d’individus venant à notre rencontre. Marion aussi les a vus. Il prévient par radio le reste de la colonne. La voix de Blonhoff gronde dans les écouteurs. Marion me tape sur l’épaule :
- Repartez, Britten. Et allumez les phares. Plein phares !
Sous la voûte végétale demi obscure, le faisceau des phares jette une lueur blafarde sur une douzaine d’hommes en treillis boueux, surpris par la lumière. Marion prononce posément dans son micro :
- Contact avec l’ennemi ! Il acquiesce à un bref rugissement des écouteurs et se tourne vers les autres :
- Avec moi ! Feu à volonté !
17 heures 15 : l’effet de surprise a joué à plein. A présent, le commandant Blonhoff se pavane devant huit cadavres de rebelles. On ne sait pas exactement s’ils étaient plus nombreux, et si certains ont pris la fuite. Le capitaine Singh est mort : il a pris une balle en pleine tête dès le début de l’engagement. J’ai saisi un échange assez vif entre le lieutenant Burnette et le sergent Erbès où il était question de s’être « inconsidérément exposé au feu ennemi », et d’un « sacrifice honorable mais inutile ».
Bias, Totthill et Lutchman creusent une tombe. A côté d’eux, Ngwete achève de tracer avec application des lettres sur une croix de sa fabrication. Ce matin, elle a déjà confectionné celle de Delaney, mais je n’y ai même pas jeté un coup d’œil. J’allume une cigarette et en offre une à Ngwete. :
- Je peux regarder ce que tu as écrit ?
Elle me tend la croix en souriant.
- Tu sais, lui dis-je en tirant sur ma cigarette, je ne suis pas sûre qu’une croix soit ce qu’il y a de plus… Non, reprends ça, tu ne peux pas mettre ça sur sa tombe.
- Il y a un problème ? s’inquiète Ngwete.
- Un peu qu’il y a un problème ! Tu as écrit « Qu’il repose dans la Paix du Christ ». Wilma, je crois que le capitaine Singh n’était pas chrétien.
Elle me regarde en écarquillant les yeux :
- Ah bon ?
- Britten a raison, dit Lutchman qui s’est arrêté de creuser pour nous écouter, mais de toute façon tout le monde s’en fout maintenant, ce connard de Clive Singh le premier.
- Ce ne sont pas des façons de parler, Lutchman, intervient le lieutenant Marion d’un ton sévère. Mais il est vrai que la question de la croix est sans importance : votre bricolage ne tiendra pas un mois. Il sera emporté par la pluie ou détruit par un animal. Je vais dire à Dos Santos de relever la position de la tombe du capitaine, et nous organiserons le rapatriement de son corps et de celui de Delaney plus tard.
- J’adore votre optimisme, mon lieutenant, persifle Totthill. Vous prévoyez donc qu’il y ait un « plus tard », pour nous ?
- Continuez à creuser, lui répond sèchement Marion, n’oubliez pas que vous avez encore huit trous à faire.
- Oh non, mon lieutenant, proteste Totthill, on ne peut pas faire un grand trou et les foutre tous dedans ?
Marion vient se camper devant Totthill et lui envoie un énorme nuage de fumée en pleine figure :
- J’ai dit : creusez huit tombes !
A suivre...
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