Après une nuit qui semble remplie de rêves sans queue ni tête (n’y voyez rien de pervers), j’ouvre les yeux. Mon réveil vient de me rappeler à la réalité. Il est 6 heures 30 et toute la maisonnée sommeille encore. C’est à moi de lancer le mouvement afin d’éviter des arrivées tardives.
J’entre dans la salle de bain et découvre des gouttelettes d’urine sur la lunette des toilettes. Grrr ! Ces hommes ! La douche se refuse à me délivrer de l’eau chaude. Seul un flux tiédasse sort du vieux pommeau. Mon cher et tendre n’aura pas eu le temps de se pencher sur ce problème domestique. Je termine un rinçage vivifiant à l’eau glacée. Pas de quoi me mettre de bonne humeur ! Un petit appel dans les chambres afin de réveiller les troupes. J’en profite pour ramasser les vêtements qui traînent au pied des lits. Combien de fois dois-je rappeler aux enfants l’existence d’un bac prévu à cet effet ? Amélie, 5 ans, et Michel, 12 ans, descendent tels des zombis. La table du petit déjeuner est prête. Ils dévorent comme des ogres et laissent tout en plan. Je grogne afin d’obtenir un coup de main au débarrassage mais en vain. Je souffle en levant les yeux au ciel. Là , Philippe, mon mari, descend, tout frais rasé. J’espère juste qu’il aura pensé à bien nettoyer le lavabo. Il commence à lister toutes les choses à faire. Mais je n’ai que quatre bras et il est l’heure d’aller bosser.
J’arrive au boulot un peu à la bourre car la petite a tardé à choisir sa tenue devant sa garde-robe. Elle insistait pour mettre son T-shirt préféré qui n’était pas encore lavé. Après une crise de larmes, je suis allée récupérer le vêtement dans le bac et lui ai enfilé. Tant pis, au moins elle est habillée. Ah, les gosses ! Et Michel qui ne trouvait pas sa seconde godasse. On a fouillé partout, sous les fauteuils, sous les meubles, pour la retrouver finalement dans le panier du chien. Elle est un peu mordillée mais il ne va pas pleuvoir aujourd’hui, sauf si Madame Météo se trompe pour la énième fois. Vilain Médor ! Pas de souper pour toi !
Au bureau, j’ai à peine posé mon manteau sur la patère et mes fesses sur mon siège que mon téléphone sonne déjà . Une femme bavarde m’accapare plus de vingt minutes. Elle a régulièrement besoin de me raconter ses petits malheurs. Faute d’avoir les moyens de se payer un psy, elle appelle sa pauvre assistante sociale, pleine d’empathie et de patience. Je coupe finalement court à la séance de psychothérapie au rabais car j’ai du pain sur la planche et ce dernier menace de rassir : des rapports à terminer pour hier, du courrier que je mesure désormais en centimètres, des factures à vérifier avant de les payer. Mon boulot n’est pas de tout repos. Heureusement que je l’aime !
Je suis de permanence et m’apprête à voir défiler toutes sortes de situations, souvent complexes. Tout d’abord je rencontre une femme qui a subi des violences de la part de son mari pendant des années. Après une séparation extrêmement difficile, empreinte d’humiliations et de menaces, elle est parvenue à reconquérir sa liberté. Un maigre salaire lui permet à peine d’assurer les charges de son appartement et toutes les dettes contractées pendant son mariage. Son ex s’est volontairement mué en débiteur insolvable, obligeant ses créanciers à s’adresser à la pauvre épouse et à s’attaquer à elle, tels des rapaces avides. L’un d’entre eux a programmé la vente de sa voiture samedi prochain. La dame est paniquée car elle ne pourra plus se rendre à son travail. Je prends contact avec l’huissier qui me connaît bien (professionnellement bien sûr !). Grâce à mon pouvoir de persuasion et mon bagou naturel, on trouve un arrangement convenable pour toutes les parties. La dame part rassurée et moi, heureuse de l’avoir aidée.
Ensuite se présente une femme d’une quarantaine d’années. Elle semble à bout. Ses yeux arborent des cernes sombres et ses cheveux ébouriffés et grisonnant lui confèrent vingt ans de plus. Elle vit avec son fils de dix-sept ans qui fait l’école buissonnière pour aller taguer des bâtiments publics, voler à l’étalage et d’autres joyeusetés du même acabit. Les dialogues entre mère et fils ne sont plus constitués que de reproches et de noms d’oiseaux. Cette maman célibataire ne voit plus d’autre solution qu’un placement en internat, générant des frais importants, trop lourds pour un budget fragilisé par les frasques du jeune garçon et ses demandes incessantes de « blé », « flouze » ou autre « fric ». Je lui rappelle qu’elle reste la chef de famille et que son fils lui doit le respect. Je l’oriente vers un service d’aide adapté qui lui coutera moins cher que l’internat et devrait lui permettre de remettre l’église au milieu du village tant au niveau financier que dans la relation mère-fils. Seconde victoire contre le sort qui s’acharne !
Je fais ensuite entrer dans le local un homme aux joues creuses et au dos courbé. Je remarque une cicatrice qui part d’une oreille pour rejoindre l’autre en passant par le sommet de son crâne chauve. J’apprends, presque sans surprise, qu’il a eu une tumeur au cerveau. Il a subi une opération et doit suivre des séances de chimio. Il sort d’un sachet plastique une montagne de factures d’hôpitaux, de transports en ambulance, d’analyses médicales, etc. Fatigué par son traitement, il m’avoue ne plus savoir se pencher sur ses finances. Son regard est un appel à l’aide. Je lui adresse un sourire réconfortant et prépare les documents pour mettre en place une aide à la gestion budgétaire. Soulagé de ce fardeau, il n’aura plus qu’à se consacrer à sa guérison.
Je retourne devant mon ordinateur et me dit que je fais vraiment le plus beau métier du monde. Dix-sept heures s’affiche sur l’horloge du bureau, donnant le signal du départ. Exténuée, je rentre à la maison. Philippe a préparé le souper. Amélie court vers moi et me serre très fort dans ses bras en chuchotant « Je t’aime, Maman. » Michel m’apporte fièrement son bulletin en annonçant qu’il est le premier de sa classe en mathématiques. Je souris béatement en regardant ma petite famille. Bon, la cuisine est un vrai champ de bataille, mon pull arborant des taches de chocolat car Amélie vient d’y frotter sa bouche et Michel n’a pas la moyenne en néerlandais… à part cela, elle est pas belle la vie ?
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