Je suis née fille dans les années 60. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pour un enfant c’était plutôt bien, très bien même. Je considérais que les filles étaient plus belles que les garçons, elles avaient tous les droits : elles pouvaient avoir les cheveux courts ou longs, s’habiller avec toutes les couleurs, en robe ou en pantalon, elles pouvaient faire tous les sports et jouer avec tous les jeux. En comparaison les garçons étaient condamnés aux couleurs tristes, le vert foncé, le marron et le bleu marine. Ils étaient tous habillés pareil : pantalon et pull ou chemise. Ils avaient toujours les cheveux courts, même ceux qui avaient des supers boucles brunes comme mon copain Éric, et si ils avaient les oreilles décollées ça virait à la catastrophe ! Les filles pouvaient travailler ou pas. Ma mère avait été serveuse avant de se marier, maintenant elle restait à la maison, s’occupait de ma sœur et moi, et buvait du café avec ses copines. L’été on allait à la plage. Mon père faisait un travail dur, il partait loin de la maison pendant des mois pour travailler sur un pétrolier. Ensuite, il passait des semaines à se reposer et ne voyait personne parce que ses copains travaillaient ou qu’il les avait perdus de vue. Les filles n’allaient pas à la guerre non plus, elles ne faisaient pas de service militaire. A la maison, nous étions souvent seules, sans mon père, c’est donc ma mère qui gérait le quotidien et l’intendance, c’est elle qui prenait les grandes décisions. Mon père semblait toujours complètement inadapté à la vie de famille, et à la vie à terre tout simplement.
Petit à petit je me suis pourtant rendue compte que cette suprématie supposée des filles n’était qu’un leurre.
Ma première déconvenue a eu lieu quand j’ai voulu faire du judo. Je voyais à la télévision des personnages en kimono se rouler par terre et se bagarrer en « pyjama ». Quelle chance ! Ils avaient le droit de faire tout ce qui était défendu, ils étaient même pieds nus.
- Faire du judo ? Mais tu n’y penses pas ! C’est un sport de garçon !
Je voyais pourtant quelques filles sur le tatami.
- Mais ce sont des garçons manqués ! Les danseuses sont quand même plus jolies ! Tu ne voudrais pas porter un beau tutu rose ?
Bien sûr que j’avais envie d’un beau costume de ballerine, mais je ne voyais pas où était la contradiction. Il a fallu que j’attende d’être adulte pour enfin réaliser mon rêve, et pouvoir faire des chutes en kimono blanc sur un gros tapis vert. Entre temps je suis passée par deux cours de danse où je me suis faite humiliée à cause de ma grande taille et de ma carrure de nageuse Est Allemande pas du tout féminine !
Pour les études, nouvelle déception. Mon père était mon premier admirateur et il semblait toujours très fier de moi. Pourtant un jour il m’a dit :
- L’idéal pour toi serait de devenir secrétaire trilingue.
Ma mère a tout de suite renchérit :
- Ou infirmière, il y a toujours du travail dans cette branche-là . Tu passes ton brevet et tu rentres à l’école.
Je voyais des secrétaires et des infirmières à la télévision. Et oui ! Encore la télévision ! Dans les familles d’ouvriers c’est une sacrée ouverture sur le monde ! Les secrétaires dans les films ou les séries étaient toujours en train de faire du café pour un patron bête et prétentieux qui leur faisait aussi prendre ses rendez-vous chez le coiffeur, ou mentir à sa femme quand il avait envie d’aller voir sa maîtresse. Quant aux infirmières, elles faisaient fantasmer des médecins qui les imaginaient nues sous leurs blouses et elles faisaient tout le sale boulot qu’ils ne voulaient pas faire. Comment mes parents pouvaient-ils me voir comme ces filles-là ? Moi je voulais être chef, je voulais être docteur ! Mes parents pensaient-ils que je n’en étais pas capable ?
Je me suis dit que je poursuivrai mes études le plus loin possible, et ils verraient bien que j’étais capable de faire beaucoup mieux ! Nous regardions souvent des émissions littéraires (et oui toujours la télé !), et je trouvais que les gens les plus intelligents étaient les écrivains et les journalistes. Les scientifiques avaient toujours l’air un peu bornés. J’étais bonne en français et en langues, je me suis donc passionnée pour les livres. Malheureusement, je me suis vite rendue compte, que dans les sections littéraires, il n’y avait pratiquement que des filles. Pour faire un bon métier et gagner beaucoup d’argent, il fallait être bon en math. Autre déconvenue, les grandes écoles telle Science Po était beaucoup trop chère pour ma famille.
Je serais donc professeur d’anglais, ce qui n’était déjà pas si mal par rapport à ce que gagnait mon père.
- C’est bien, tu pourras t’occuper de tes enfants, c’est un beau métier pour une femme.
Je fusillais ma mère du regard. Pourtant, je devais bien l’avouer, il est bien agréable de passer du temps avec sa famille, je me suis rendue compte que c’était un vrai luxe de passer toutes les vacances avec mes enfants.
Le plus gros désenchantement est arrivé dans ma vie de couple. Je vivais avec un étudiant en architecture qui n’avait pas du tout, mais alors pas du tout le temps de passer l’aspirateur ou de nettoyer les poussières. Un jour il m’a même dit :
- Moi je ne suis pas comme toi, tu as arrêté tes études. Moi je dois finir mon diplôme !
J’étais sciée ! Je préparais ma maîtrise, je travaillais comme surveillante dans un collège à plein temps, et il considérait que j’avais « arrêté mes études » ! J’aurais dû fuir immédiatement. Pourtant je suis restée. En voyant les autres couples autour de moi, les schémas étaient tous plus ou moins les mêmes. Je pensais qu’il fallait faire des concessions, pourquoi en faire autant ? Je me pose encore la question. Plus tard, il a aussi considéré que je ne faisais pas un vrai métier et que j’étais toujours à la maison. Il fallait jongler entre les heures de cours, les préparations des leçons, les enfants à aller chercher à l’école, à la crèche, à la danse, au solfège, au judo (et oui ça a continué), et les réunions qui pouvaient se terminer à 20 heures passées. Tout cela en faisant le ménage, le repassage, les courses et la cuisine. Un jour, j’ai décidé de faire un planning avec les horaires de chacun, et les tâches ménagères que l’un ou l’autre pouvions faire. J’ai tracé deux colonnes, et nous avons déterminé ce que chacun « préférait » dans le travail domestique. Mon cher et tendre adorait (oui oui vous avez bien lu) passer l’aspirateur, et il pouvait éventuellement repasser ses chemises (que ses chemises bien entendu, je n’étais d’après lui pas très compétente dans ce domaine). Après trois semaines à vivre dans la crasse, une couche de poils de chat de deux centimètres couvrant notre moquette maronnâsse d’une couleur plus claire, j’ai craqué. Il faut dire qu’une de nos voisines est venue sonner à la porte. Elle a regardé l’état des sols de notre appartement, ensuite elle m’a regardé en fronçant les sourcils :
- Non merci, je ne vais pas entrer, je n’ai pas trop le temps. Merci pour le sel, je vous le rends dans cinq minutes.
J’ai eu tellement honte que j’ai passé l’aspirateur illico presto.
Pour mon premier conjoint, la femme qui partageait sa vie devait être une esclave, qui tenait la maison et élevait les enfants à la perfection, faisait bien la cuisine, écoutait ses jérémiades diverses et variées sans l’ennuyer avec ses soucis triviaux et restait belle, sensuelle, prête à toutes les fantaisies sexuelles avec lui qui, détestant le sport, grossissait à vue d’œil ! Il fallait inviter ses amis, ce qui voulait dire faire les courses, la cuisine, servir à table, débarrasser et nettoyer, écouter des histoires de rebords de fenêtre trop bas et de coffrages ratés. Passionnant… Il m’a quittée, bon débarras !
Le deuxième, recherchait son double. Une femme qui pouvait faire tous les sports, sortir en talons et mini-jupe mais faire de la moto et marcher sur les galets en escarpins. Mais attention ! Il ne fallait pas dépasser le maître ! Pas question de nager plus vite que lui ou de pagayer plus longtemps ! Il faut savoir rester à sa place ! Il fallait aussi savoir s’extasier sur toutes ses prouesses « bricolistiques », par contre il trouvait tout à fait normal que vous inventiez toutes sortes de recettes pour ne pas réveiller ses phobies alimentaires. Monsieur était hypocondriaque, il risquait de mourir à chaque goutte de crème fraîche avalée ou à chaque rhume des foins, mais ne vous avisiez pas de tomber malade, vous étiez forcément une simulatrice !
Comment s’éloigner de tous ces modèles plus ou moins imposés ? Pourquoi se plier à tant de maltraitance, pourquoi considérer qu’il y a des activités d’homme et des activités de femme ? Aux hommes les alcools forts, la charcuterie et les épices, aux femmes le doux et le sucré. Aux femmes le rose et les perles, aux hommes le kaki et le sport.
Comment ne pas se méfier du sexe opposé, sommes-nous si opposés d’ailleurs ? Pourquoi n’aurais-je pas le droit de parler voiture, de boire de la bière et de faire du judo. Pourquoi mon fils devait-il subir les quolibets des assistantes maternelles de la crèche parce qu’il aimait jouer avec les jeux de sa sœur, et qu’il venait parfois à la garderie avec un sac à main rose garni de joyaux multicolores ? Arrêtons de dire « les hommes sont comme ça », ou « ce sont des trucs de femme », il y a des êtres humains, bons ou mauvais. Chacun doit être autonome financièrement et dans ses activités. Il ne faut pas se soumettre au diktat de son sexe, il n’y a pas de chef !
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