Il est un peu tôt pour parler de Noël me direz-vous. Mais la raison en est le défi proposé par notre Kjtiti national :
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Affalé dans mon fauteuil aux accoudoirs élimés, je regarde un film que je qualifierais « de saison ». En effet, nous sommes le vingt-trois décembre et, depuis une semaine, le programme télé ne contient que dessins animés, émissions de recettes de fête, d’idées cadeaux rivalisant d’ingéniosité et d’originalité et de films mettant en scène des enfants, où les sentiments sentent la guimauve et la dinde farcie et dont le happy end parvient parfois à me soutirer une larme.
Soudain, j’entends un fracas dans ma salle de bain. Je n’y ai pourtant pas enfermé Rodrigo, mon chat, car il est tranquillement endormi sur mes genoux. De drôles de bruits continuent à me parvenir de la salle d’eau. J’empoigne la première poêle à frire venue ainsi que tout mon courage avant d’ouvrir lentement la porte. Imaginez mon étonnement à la découverte d’un vieux barbu en surpoids, habillé en rouge et blanc. Il est assis sur la cuvette fermée des toilettes. Serrant fortement la poignée de mon arme improvisée, je demande :
« Qui êtes-vous et comment êtes-vous entré ici ? »
Sans dire un mot ni relever la tête, l’intrus désigne mon chauffe-eau d’un doigt mal assuré.
« Quoi ? Vous êtes le réparateur ? Cela fait plus d’un mois que je vous attends Mais c’est quoi cette tenue ? Vous devez troquer votre bleu de travail à l’approche de Noël ? »
L’homme prend une grande inspiration, hoquète et m’adresse enfin la parole, exhalant une haleine chargée d’effluves lourdement alcoolisées :
« Je suis Père No… – Le présentateur ? – Non… je serais plutôt livreur. – Pour Kapaza ? Zalando ? – Non, je ne travaille qu’une fois par an. – RTT ou chômeur ? – Vous ne me reconnaissez vraiment pas ? – Non, pourquoi je devrais ? On est amis sur Facebook ? – Pff ! Je suis le Père Noël ! – Vous êtes à l’avance ! Faut mettre à jour votre smartphone. Il doit y avoir un problème avec vos rappels automatiques. – Arrêtez avec votre charabia technologique. J’ai d’autres problèmes. – Votre addiction à l’alcool ? – Non, j’ai juste eu besoin de décompresser. Je reviens d’une réunion avec Saint Nicolas, le Lapin de Pâques et la Souris des dents. On veut une amélioration de nos conditions de travail et la retraite à 1500 ans au lieu de 2000. Mais notre direction ne veut rien entendre. – Mais vous rendez les enfants si heureux. – Ce n’est plus comme avant. Les gamins nous demandent des téléphones, des tablettes, des appareils photos génériques. – Numériques ! – Mais mes lutins ne sont pas qualifiés pour fabriquer ces jeux-la. J’ai donc dû négocier avec des usines chinoises mais je viens de découvrir qu’elles emploient des enfants ! Quelle horreur ! Je n’ai plus aucune motivation à continuer. – Ne baissez pas les bras. Pensez à tous les enfants qui ont les yeux qui brillent en découvrant leur cadeau, toute la joie que vous générez dans les familles. Je veux bien essayer de vous aider. Je suis disponible justement. Cela fait plus de six mois que je cherche un emploi. Je m’appelle Lucie.»
Après une longue hésitation, il accepte finalement mon aide. Il me prend la main et nous voilà aspirés par la flamme de mon chauffe-eau. J’espère que cela le détartrera un peu. Une sensation d’endormissement m’envahit et puis des frissons me réveillent. J’ouvre les yeux, prise d’une légère nausée, et découvre un décor digne d’un film de Disney. Je suis dans un grand bureau très rustique, décoré de photos de rennes, de chaussettes rouges et de branches de sapin. Le maître des lieux me fait visiter son usine. Je découvre un lieu vétuste rempli de lutins assis devant une sorte de chaîne de montage. Ils ont tous des cernes sous les yeux, une mine déconfite et des joues creuses.
« Ils n’ont pas l’air très en forme vos lutins ! – Oui, ils ont perdu leur motivation eux-aussi. Avant, ils fabriquaient toutes sortes de jouets différents. Maintenant, ils sont cantonnés aux nounours, aux poupées et à l’emballage des jouets technologiques chinois. »
Je le suis jusqu’à un grand hangar où je découvre son fameux traîneau rempli à raz-bord.
« Vous êtes prêt pour demain je vois. – Il me manque encore ma liste. »
Nous retournons dans son bureau. Là , il forme un code, 2412 évidemment, sur la porte d’un coffre. À l’intérieur, il récupère un énorme rouleau au papier jauni.
« Ne me dites pas que c’est votre liste. – Si, bien sûr. – Il faudrait vraiment vous moderniser. »
La journée du vingt-quatre sert aux derniers préparatifs et comporte surtout une longue sieste. Une fois le soleil couché, je m’installe sur le traîneau, aux côtés du mon hôte qui m’a prêté pour l’occasion une combinaison rouge et blanche ignifugée. Un petit cri d’encouragement et sa douzaine de rennes se mettent à courir et s’envoler dans la nuit étoilée. Je découvre un travail fastidieux car la liste d’enfants sages comporte des adresses raturées, des taches de chocolat au lait et n’est pas très facile à manipuler. Pour déposer les cadeaux, il faut passer par les vide-ordures des immeubles, les cheminées des convecteurs au gaz, ou l’évacuation des chaudières. Je ne sais pas par quelle magie mais on y arrive sans trop de difficulté. Après cette nuit harassante, je me laisse tomber dans le lit d’un lutin qu’il m’a gentiment prêté.
Je ne savais pas que cette expérience changerait ma vie. En effet, je suis devenue la conseillère du grand Barbu. Nous avons d’abord modernisé toute l’usine et prévu des pauses avec des massages pour les lutins afin qu’ils reprennent goût à leur travail. Ces derniers, ainsi que leur grand patron, ont reçu une formation accélérée en nouvelles technologies, grâce à l’appui d’une prof, une grande blonde à la pédagogie révolutionnaire. Plus de tractations avec les chinois exploiteurs d’enfants car les lutins peuvent désormais construire des tablettes et autres téléphones « Made in Pôle Nord ». La liste ancestrale est devenue numérique et le Père Noël est désormais l’ami Facebook le plus convoité, sur les conseils d’un consultant aux grands pieds.
Je viens de signer un CDD de mille ans avec Fantasy et Cie pour donner un coup de jeune à St Nicolas, le Lapin de Pâques et la Souris des Dents. J’ai encore du pain sur la planche ! Le seul problème est que je suis payée en chocolat chaud, guimauve et clémentines.
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