L’ouverture de la chasse …..
La veille, grand-père a préparé la musette qu’il a suspendue au dossier d’une chaise dans la cuisine. Je ne vois qu’elle en montant à l’étage pour me coucher : j’espère qu’elle sera là demain matin, preuve que grand-père ne ne m’aura pas oublié. Je suis fébrile, énervé. Je n’ai pas arrêté de poser des questions toute la journée. En ce mois de septembre 1961 le jour de « l’ouverture » est enfin arrivé. Alors que je disparais au bout du couloir j’entends Grand-père me lancer « Demain on se lève tôt. Il faut vite s’endormir ». S’endormir ! qu’elle drôle d’idée. Mais comment faire pour trouver le sommeil ? Je me force à fermer les yeux, en vain. Le temps me semble interminable. La clarté du jour envahie encore la chambre à travers les persiennes. La nuit de septembre tarde à s’installer. J’imagine dans les ombres projetées au plafond des figures, des formes inquiétantes. Je remonte le drap au-dessus de mon nez. Le son du carillon dans la cuisine monte, lancinant, en effluves d’arpège qui me bercent. Encore dans mes rêves, pas tout à fait terminés, grand-père me secoue doucement. Je m’extrais du chaud édredon et le suit dans l’escalier qui grince. Je m’habille dans le vestibule. Tout le monde dort encore dans la maison sauf grand-père et moi, et ce petit moment d’intimité créé une complicité particulière. Un vrai petit moment de bonheur. Nous sommes silencieux. Grand-père me sert un grand bol fumant de chocolat et, pendant que je dévore une tartine de confiture il saisit la musette dans laquelle il glisse les casse-croûtes et des pommes. Il rajoute une bouteille d’eau additionnée de café sans sucre enveloppée dans du papier journal – c’est très désaltérant et j’y suis habitué – il a mis sa cartouchière et enfilé son paletot. Le fusil est là , posé en bout de table avec sa bride tressée. Le canon noir luisant et sa crosse sculptée au bois patiné me fascinent. J’enfile la musette en bandoulière et c’est à cet instant je crois que le doute s’est définitivement envolé : je vais faire ma première ouverture de la chasse avec mon grand-père. Après avoir repoussé derrière nous les volets verts de la porte-fenêtre de la maison, nous nous dirigeons vers la grange. Mes paupières sont encore lourdes de sommeil et l’air vif du matin me saisit. On entend ci et là quelques aboiements de chiens impatients et encore retenus. Le village est endormi hormis quelques fenêtres éclairées. La ligne blanche de l’aube grandit et repousse le noir du ciel inexorablement. Je frissonne un court instant. Derrière la porte de la grange, pendant que grand-père tourne la grosse clef usée, le chien jappe. Dès que nous y pénétrons il bondit dans mes jambes en frémissant : plein de fougue. Il sait que le grand jour est arrivé. Il grogne de plaisir en tirant sur sa chaîne. Grand-père le libère en ouvrant le mousqueton et il danse autour de nous tout excité. - « Tiens-toi tranquille fi d’garce ! » Le fusil à l’épaule grand-père remonte son col et relève le mien. - « Faut pas prendre froid asteure …… le soleil sera pas chaud tout d’suite ! » L’air est mordant, l’été est passé. L’automne avec ses premières rosées matinales enveloppe la campagne frissonnante. Nous sortons du village en remontant la grande rue pour prendre le chemin qui mène au « puits coûtant ». Derrière l’église nous retrouvons le copain de grand-père, Eugène. Ah quel personnage cet Eugène ! L’extrémité de son bras gauche est équipée d’un crochet métallique qui m’a toujours fait un peu peur. C’est le complice de grand-père pour les parties de boules dominicales. Il est vêtu, hiver comme été, d’une veste en toile bleue et d’une casquette vissée à demeure sur la tête. Il est au rendez-vous, son crochet retenant la bride de son fusil et, au coin de la bouche, sa cigarette de papier maïs. Malgré son handicap il n’a pas son pareil pour lever sa pétoire avec son avant-bras crocheteur, la bloquer à l’épaule avec son bras valide, viser et tirer. Il loupe bien sa cible de temps en temps et comme dit mon grand-père malicieux « Il fait pas grand mal au gibier, les lapins aiment bien Eugène ». Les dernières maisons s’évanouissent derrière les arbres et au bout du chemin on entre dans les prés en suivant les palisses (1). Le jour est levé. Les premières clartés aurorales révèlent le paysage. La campagne libère toutes ses odeurs. Les cailloux blancs des Charentes émergent sur la terre ocre des rangs de vigne et des parcelles des champs en jachère. Dans les taillis une grive s’envole, en sentinelle. Le soleil monte doucement à l’horizon. Le fusil cassé sur l’avant-bras, grand-père avance lentement en laissant travailler le chien qui cherche une piste. Tout est calme. Les toiles d’araignées perlées de rosée comme de diaprures, scintillent : le soleil les transperce de ses premiers rayons. Nous longeons maintenant un petit bois en lisière, et il règne à cet instant un étrange silence, inaccoutumé. C’est comme si les animaux, sachant pour certains la fin inéluctable, se concertaient une dernière fois, pour échapper aux chasseurs et aux chiens. On entend dans le lointain le clocher égrener sept heures et presque aussitôt retentissent en écho les premiers coups de fusil. Mon cœur bat plus vite, je suis aux aguets, c’est enfin « l’ouverture » …….
Cuga (Tiré de « Ces petits moments de bonheur » Second livret - 2013) (1) Haies
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