Plus que quelques minutes, et je monterai sur scène.
Mon manager me pria de me lever, la salle m’acclamait. La costumière passa un dernier coup de brosse sur ma veste en strass et les premières notes de musique se firent entendre, quand la maquilleuse ajouta une dernière touche de couleur à ce visage mélancolique. Je pris un petit remontant. Briller tous les soirs avait un coût. Le rideau se leva et j’entrai en scène. Le public, fou de joie, me renvoya ses vibrations, que je dus à mon tour contenter. Je ne savais même plus dans quelle ville j’allais performer. Je devrais m’en tirer pour ce soir. Je disposais, avec le temps, de petits secrets et de quelques astuces pour camoufler ma fatigue : un peu d’esbroufe et d’imposants jeux de lumière. De toute manière, il y avait toujours un play-back prêt à s’enclencher, au cas où ma voix flancherait. Je portais mes années, malgré toutes ses feintes. Quelques pas de danse, un cri aigu inimitable, et la magie opéra avec l’appui des musiciens qui m’accompagnaient. Mon tour de chant, je le maitrisais, à tel point que, sur scène, mon esprit s’égarait. L’envie n’y était plus. Oh public ! Si tu savais ce que cachait mon cœur, tu quitterais la salle comme une alerte à la bombe. J’aurais tant aimé retrouver l’engouement de mes débuts, à la genèse, quand je dansais avec mes potes près du manège, devant de grandes glaces qui permettaient de nous admirer et de corriger nos pas. Cet endroit me paraissait magnifique. La gare de Châtelet-les halles, le réseau central de transport de l’Ile-de-France, là où se déversent toutes les misères et les espoirs de la jeunesse banlieusarde. Les modes se créaient et mouraient à cet endroit, lieu aux inspirations propices. Un car imposant, remplit de CRS, pitonnait toujours non loin, pour contenir les débordements d’engouement. Je me souvenais du poste radio, on se cotisait pour les piles, et toute l’après-midi, nous dansions alors que les passants s’arrêtaient pour apprécier cet art du ghetto. Notre musique se mélangeait à celle du vieux manège aux chevaux de bois, Charles Trenet et Édith Piaf, nous sortaient par les oreilles. Sublime et royale, l’église Saint- Eustache accusait ce mélange de genres invraisemblable. D’un côté, un groupe d’antillais, canette de bière « 8-6 » à la main et splif d’herbe au bec, squattait sur des bancs pour tuer le temps, alors que, près de la fontaine des innocents, une bande de magrébins fourguait des barrettes de résine d’ hachich, assisté par de jeunes guetteurs, dans le cas où les stups viendraient à rappliquer. Imperturbables, nous étions drogués aux sons, et lorsque Paris s’embellissait de quelques rayons de soleil, nous esquissions nos derniers enchainements, avec d’autant plus d’énergie. Le chapeau, posé à même le sol, débordait de pièces de monnaie internationale. Mon frère de cœur, Danny dansait comme un djinn. Le rythme coulait dans ses veines, tandis que moi, j’absorbais, comme une éponge, tous ses gestes, ses mimiques et son style. Je l’avoue, je le copiais, mais comment faire autrement ? Mon meilleur ami incarnait le talent absolu. Par la suite, nous nous sommes mis à chanter, sa voix cristallisait d’émotions. Danny, ultra-sensible, se servait de son vécu pour se transcender. On partageait en commun un tourment : l’abandon de nos pères. Le sien prit perpète pour homicide. Un règlement de compte qui avait mal tourné. Pour ma part, papa nous avait largués pour une petite hôtesse de l’air dans le sud. De surcroît, le destin s’acharnait pour mon pote, sa mère lui faisait voir l’enfer tous les soirs, quand le taux d’alcoolémie explosait dans son sang. On voulait prouver au monde qu’on existait. Ma plus grande force, une ambition sans faille, je m’efforçais à croire en mon étoile ! Pour pouvoir capter un public de rue, il fallait avoir du cran. Nous nous exercions à toutes les disciplines : chant, danse, comédie. Avec sa petite taille et ses facilités, Danny avait l’allure d’un Sammy Davis junior des temps modernes, nous faisions une paire irrésistible. Jusqu’au jour où notre amitié allait être mise à rude épreuve, ce fameux samedi après-midi où tout a basculé. Nous chantions à l’abri d’une averse persistante, près des escaliers automatiques du métro, au forum des halles, juste en face du manège, quand un homme, passé la quarantaine, béret sur la tête, barbe blanche taillée au millimètre près, resta piqué à quelques mètres afin de nous observer pendant toute l’averse. Après l’éclaircie, Danny me suggéra de rejoindre nos bonnes vieilles habitudes, faire quelques pas de danse à l’extérieur, le poste de radio à fond. L’homme roda encore dans les parages, Danny l’avait remarqué et, sans m’en toucher un mot, il éleva le niveau de sa prestation. Le doué explosa en énergie, ses pas glissèrent à même le sol. Il chanta à se tordre les cordes vocales par-dessus la musique. Le l’homme eu l’air subjugué. Il battit la mesure avec son pied et à la fin du morceau, il nous aborda pour nous féliciter. « - Vous êtes vraiment sensationnels ! » « - Merci monsieur. » « - Je me présente : Franck Adelstein. Vous avez du talent, quelques imprécisions mais avec un bon polissage, je suis sûr que vous ferez un malheur sur scène. » Danny prit tout de suite les devants et s’imposa à lui. « - Ce que vous voyez, n’est qu’un encas, je suis capable de beaucoup mieux ! » « - Je n’en doute pas les gars, ce n’est pas la première fois que je vous observe. » «- Quel est ton nom ? Toi le beau gosse, aux yeux bleus. » « - Mathieu Dezouza, monsieur. » « - Moi, c’est Danny Mouhsine. » Répliqua-t-il avec vigueur. « - Faut faire rêver dans les chaumières, les gars ! Et un nom portugais accompagné d’un arabe, c’est pas bon. Je te remets ma carte de visite et tu m’appelles lundi matin sans faute ! » Franck Adelstein, homérique, s’engouffra dans l’escalator, pour rejoindre l’immense réseau souterrain. Surexcité, mon regard fixa la carte visite, telle la découverte d’un sésame. Par contre Danny se renfrogna. « - Je ne comprends pas ce qui te prend Danny ! » « - Je le sens pas ce type et en plus il n’avait d’yeux que pour toi. » « - Mais arrête Danny, je t’arrive pas à la cheville, ça saute aux yeux. C’est toi la star du groupe. » « - Alors si c’est moi la star, n’appelle pas ce con, c’est un prétentieux avec ses manières ! Je rentre chez moi, je suis fatigué. » Danny me laissa planter, là , avec tout le matériel, et pénétra à son tour dans les sous-sols pour rejoindre sa banlieue. Les jours passèrent, l’envie me démangeait de contacter monsieur Adelstein. Et un matin, J’achetais une carte et me dirigea machinalement vers une cabine téléphonique. «- Bonjour, monsieur Adelstein, c’est Mathieu, le danseur de Chatelet-les-halles. » « - Ah oui ! Tu en as mis du temps pour me contacter ! Tu tombes bien, je dois aller à une séance d’enregistrement dans le quinzième pour une de nos chanteuses qui fera un tabac, ça te dit de venir jeter un coup d’œil aux studios d’enregistrement ? » « - Oui, mais je dois appeler Danny. » « - Tu n’as pas le temps, on doit y être dans moins d’une heure et il ne faut pas qu’il y ait trop de monde, ça peut intimider Sandy. » L’envie était trop forte de rencontrer des professionnels. Je partis sur le champ. Il me présenta comme la nouvelle recrue et à partir de ce jour, je me soumis à toutes les directives de Franck qui devint mon manager. Je commençais à sortir dans les soirées pour rencontrer du beau monde. Je visitais les différents studios, on m’introduisait auprès des artistes alors que Danny ne se doutait de rien. Jusqu’au jour où je signais pour une fameuse maison de disque, un titre en solo. Après cette signature, je me mis à l’éviter. Je créais même, de toute pièce, une histoire bidon pour me fâcher avec lui. D’après Franck, Danny ne correspondait pas aux standards de beauté de l’époque et qui plus est : il était arabe. Ainsi, mon premier acte fut de trahir mon meilleur ami pour accéder à la porte de mes rêves. Mon disque finit par sortir sous le nom de Math Dezz et je fis un tabac, ma vie changea du jour au lendemain. Pris par le tourbillon du succès, on m’acclamait partout où je passais. Au début, je kiffais grave, les restaurants, les soirées, les filles, toujours aux petits soins pour moi. La plus belle chose que je fis avec mes cachets : l’achat d’un appartement de rêve pour ma petite mère qui le méritait tant. Je claquais l’argent à tout va, j’étais devenu une planche à billets. Plus mes disques marchaient, plus mon rythme de vie s’accélérait. On décidait à ma place, Franck Aldestein s’immisçait dans toutes mes affaires. Je venais de perdre la garde de mon enfant après un divorce ruineux, les drogues eurent raison sur ma famille. Piètrement, je reproduisais les abandons de mon père. Néanmoins, je poursuivais mon ascension dans le showbiz. Math transformait ses peines en tube planétaire.
Un soir, dans un aéroport près des toilettes, une voix reconnaissable parmi mille m’interpella, je fus stupéfait ! Un homme se présenta à moi : un technicien de surface, balai dans les mains, c’était Danny. On prit un café dans un endroit à l’abri du monde : il me déballa tout ce qu’il avait dans le cœur. Gêné, je ne savais plus où poser mon regard. Danny m’avoua qu’il m’en voulait à mort, mais qu’avec le temps, la raison avait pris le pas sur la haine. Mon frère de cœur m’apparut serein, malgré les apparences. Je fis un signe de la main à l’un de mes gardes du corps pour m’éclipser. Je n’avais qu’une envie : déguerpir au plus vite. Avant de disparaitre, il m’annonça son départ de Paris avec sa fille et sa femme pour se lancer dans une nouvelle aventure : l’exploitation de dattiers à Zagora dans le sud marocain, il avait récemment hérité par sa mère, d’un domaine agricole ; Danny laboureur, quel gâchis ! Je le serrais dans mes bras puis je sortis mon chéquier, j’entendais contribuer au démarrage de son entreprise. (Surtout dans un souci d’apaiser ma conscience qui remontait à la surface, j’avais toujours eu la sensation d’avoir piqué sa place) Il m’abandonna avec mes remord, ma célébrité et le chèque libellé entre mes mains.
Le concert se termina.
Le moment que je redoutais le plus arriva. Je passai de l’euphorie des fans, à la solitude de ma chambre d’hôtel. Ces derniers temps mes disques se vendaient de moins en moins, la déferlante machine de l’internet broyait tout sur son passage. Pendant les années deux mille, les maisons de disques fermaient les unes après les autres. Seules les légendes mortes continuaient à faire recettes. Je n’avais plus le pouvoir des belles années et Franck Adelstein se montrait très autoritaire à mon égard. Mes revenus diminuèrent considérablement pendant que mon train de vie continuait de grimper : j’étais devenu une vache à traire qui ne donnait plus que du lait amer. Ma vie virait à la catastrophe. Mon corps payait la facture de cette jeunesse sans limite. Je trainais avec embarras mes vingt-cinq années de carrière. Je rouillais et l’arthrose encombrait mes articulations. Conscient de mes dérives, je craignais les combats de trop, ceux qui te paralysent le restant de ta vie. Finir ma carrière, shootée sur scène, pour honorer mes dettes était inconcevable ! Il fallait que je ruse ruser pour stopper l’hémorragie. J’avais côtoyé, observé cette tartuferie au plus près et pour sortir de ses tentacules machiavéliques, je devais pactiser avec les diables. Le monde du spectacle s’apparentait à celui des mafias. Il gérait votre carrière, vous propulsait sous les feux des projecteurs, négociait vos contrats, tu étais constamment sous leurs influences. Pour ma part, Je n’étais pas une menace. Les artistes rebelles à la Don Quichotte, ne m’inspiraient guère. Avec ces vampires, il fallait parler le langage du sang. J’avais entendu parler d’une manière radicale et irrévocable qu’ils pratiquaient dans des cas précis, lors de cercles très confidentiels. Un sacrifice pour une sortie nette et sans bavure.
À quelques kilomètres de Zagora dans le sud marocain, sous l’ombre d’un dattier …
J’étais tranquillement allongé sous un tapis de peau de mouton à contempler l’atterrissage du soleil sous un ciel pigmenté de pourpre. Une légère brise salvatrice du désert s’invitait à nous après une chaleur sans temps mort. Elle caressait mon nouveau visage et ma longue barbe grise de dévot. Mehdi, le petit dernier de Danny venait gentiment nous apporter un bon verre de thé à la menthe, l’antidote des arabes contre la soif. Nous écoutions la radio, flash info en direct : « - Bonsoir, nous venons de l’apprendre : Matt Dezz a été retrouvé sans connaissance à son domicile. Les médecins sont unanimes : une crise cardiaque fatidique due à une forte dose de médicaments mélangés à de l’alcool. La star nous a quittés cette nuit à trois heures du matin. Elle avait à peine cinquante-six ans. Nous avons une grande pensée pour son fils et à ses fans. L’artiste est mort, vive la légende : tu continueras à vivre à travers ta musique, Math, nous t’aimerons pour toujours. » Danny esquissa un sourire évocateur. Nous écoutions mes funérailles en direct. Je dus céder plus de la moitié de mes royalties à ma maison de disques, le reste serait attribué comme héritage à mon fils. Mes disques se vendaient mieux mort que vivant et mon décès rapportait gros. Étant mort, je pouvais enfin vivre.
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