« Papa, tu me racontes une histoire ?
– Laquelle ?
– Tu sais bien quelle est ma préférée.
– Encore ? Tu n’en as pas marre ?
– Non, j’adore !
– OK. Il était une fois des parents qui étaient magiciens. Le père découpait la mère en morceaux, la faisait disparaître, la ligotait, mais ce qu’il faisait de mieux était de faire apparaître des enfants. Le couple en avait sept. Ils avaient même dû faire construire une boîte à disparaître spéciale « grossesse » afin que la mère de famille nombreuse puisse continuer à travailler. Ils avaient prénommé leurs enfants en fonction de l’inspiration du moment. Vendredi n’était pas un hommage au personnage de Robinson Crusoé mais désignait le jour de sa naissance, de même pour Avril et Mai caractérisés par une apparition printanière, Toulouse, Marseille et Paris étaient nés lors de tournées. Finalement il y eut Poucet. Le magicien avait appelé son plus jeune fils ainsi car il avait perdu la moitié d’un pouce lors d’un tour qui avait mal tourné le soir de sa naissance.
– Et s’il avait perdu une oreille ? Comment il l’aurait appelé ?
– Oreiller !
Le petit garçon se met à rire de bon cœur.
– Mais les parents avaient de plus en plus de difficultés à décrocher des contrats pour leur spectacle, que le public jugeait trop ringard. La famine menaçait la famille. Les magiciens se concertèrent afin de trouver une solution. Le père proposa de perdre les enfants dans la forêt toute proche afin de ne pas les voir mourir de faim les uns après les autres. Il préférait qu’ils soient dévorés par les bêtes sauvages. Malgré les suppliques de la mère, la décision était prise. Poucet, réveillé par le bruit de la conversation animée, avait tout entendu. Mais il savait ce qu’il devait faire. Le lendemain, sous prétexte de poser des collets pour attraper des lapins et de cueillir des champignons pour une bonne soupe, toute la famille embarqua dans le minibus et se mit en route pour la forêt. Pendant que les petits étaient affairés à scruter le sol humide, les parents se volatilisèrent, comme dans leur meilleur tour. Ce fut Poucet qui s’en rendit compte le premier et donna l’alerte. Ses frères se rassemblèrent et se mirent à pleurer en cœur. Là , le cadet sortit un objet de sa poche en annonçant qu’il allait les ramener à la maison. À l’école, il avait monté un petit trafic de corrigés de devoirs et de copions qui marchait si bien qu’il avait pu s’acheter un téléphone équipé d’un GPS.
– Il est malin ! Hein, papa !
– Oui, très malin, comme toi ! En traversant la forêt, ils récoltèrent des baies, des fraises, des champignons, des pommes et même un lièvre pris dans le collet d’un chasseur du coin. Après des heures de marche exténuantes, les enfants retrouvèrent leur maison et leurs parents. Ces derniers étaient étonnés et heureux de les revoir, surtout avec de la nourriture. Peu après, les magiciens décrochèrent un contrat de quelques mois dans un cirque. La famille put ainsi faire quelques réserves. Mais celles-ci ne durèrent pas et l’idée de l’abandon refit surface. Afin de ne pas éveiller les soupçons des enfants, ils allèrent cette fois près d’un lac, situé au cœur d’une profonde forêt, en prétextant une après-midi de détente. Pendant que les petits s’ébattaient dans l’eau tiède, les parents indignes s’éclipsèrent. Cette fois, les frères se rassemblèrent autour de Poucet qui fouilla ses poches mais ne trouva pas son précieux téléphone car son père s’en était emparé.
– C’est pas juste !
– La vie n’est pas toujours juste, tu sais ! Les frères se mirent alors en marche afin de traverser la forêt et peut-être trouver de l’aide. Au détour d’un sentier, ils croisèrent une jeune femme à quatre pattes sur le sol. Ils lui demandèrent si elle connaissait le chemin pour sortir du bois. Elle montra une direction de son index droit en disant «Par là , il y a une maison. Laissez-moi, je cherche le trésor du lutin. Il n’est pas loin, j’en suis sûre. ». Ne sachant pas s’ils pouvaient se fier aux instructions d’une folle, ils prirent tout de même la direction indiquée. En effet, les garçons découvrirent une maison un peu délabrée en plein milieu d’une clairière. La porte était étonnamment haute et ils durent faire la courte échelle pour atteindre la sonnette. Ils entendirent des pas très lourds à l’intérieur et un homme apparut dans l’entrebâillement. Sa stature était impressionnante. Les frères n’avaient jamais vu quelqu’un d’aussi grand. « Que voulez-vous ? » demanda-t-il. Et ils lui expliquèrent leur mésaventure et leur périple. L’homme les fit entrer et asseoir dans l’immense salon. Sa femme, une dame ne dépassant pas le mètre quarante, apporta des boissons aux malheureux enfants. Le maître des lieux se mit à raconter qu’il avait failli entrer dans le Guinness Book des records mais qu’un ukrainien l’avait battu d’un demi-centimètre. Il se mit à traiter son rival de tous les noms d’oiseaux, en criant et en frappant rageusement l’accoudoir de son fauteuil. C’est alors que sept petites filles, avec de jolies couettes, entrèrent joyeusement dans le salon. Le géant les présenta comme ses enfants. Elles portaient toutes le nom d’un des sept péchés capitaux car leur père était un grand fan du film Seven. Sa femme lui demanda d’aller chercher un pain supplémentaire pour nourrir les garçons. Le géant se leva, enfila des bottes immenses. Il fit claquer ses talons trois fois et il disparut pour réapparaître quelques minutes plus tard avec un pain sous le bras.
– Il était magicien aussi ?
– Il expliqua aux enfants que c’était un héritage. Son arrière-arrière-grand-père du côté de son oncle avait capturé une fée qui lui avait offert ces bottes, en échange de sa liberté. Il suffisait de claquer trois fois les talons et de penser très fort à son lieu de destination pour s’y retrouver immédiatement. Il se faisait tard et les enfants furent invités à aller se coucher dans le grand lit qui se trouvait dans la chambre des filles. Celles-ci dormaient en effet toutes ensemble dans un autre, fabriqué des mains gigantesques de leur paternel. Poucet, qui était resté éveillé, surprit une conversation. Le géant expliquait à sa femme qu’il ne voulait pas s’encombrer de ces marmots, dont même les parents ne voulaient plus, et qu’il valait mieux qu’ils aillent fertiliser la terre de son potager. D’autant plus qu’il essayait de battre le record du plus gros légume, pour enfin figurer dans le célèbre livre. En entendant cela, Poucet alla défaire les couettes des fillettes pour en tresser dans les cheveux de ses frères et de lui-même. Il était juste couché lorsqu’il entendit les pas lourds du maître des lieux. Il posa sa main, presque aussi grande que l’oreiller, sur la tête de Toulouse et poussa un grognement avant de se diriger vers le lit à l’opposé de la pièce. Là , il trancha net la gorge à toute sa progéniture.
Le petit garçon pousse un petit cri étouffé.
– Poucet attendit qu’il rejoigne sa chambre et que ses ronflements fassent trembler le mur pour réveiller ses frères. Ils descendirent et mirent chacun un pied dans les bottes magiques, en pensant très fort à leur maison. Ils atterrirent directement dans la petite pièce de la maisonnette familiale, qui leur servait de chambre. D’abord étourdis par ce voyage particulier, ils coururent retrouver leurs parents pour leur raconter leurs incroyables aventures. Poucet craignait la colère du géant. C’est pourquoi, il enfila les bottes et se rendit au bureau de police pour leur expliquer qu’il fallait arrêter ce bourreau d’enfants. Au petit matin, l’homme se retrouva avec les menottes aux poignets. Il était en pleurs et jeta un regard sombre en direction du garçonnet en jurant de se venger.
– Les parents ont encore essayé perdre les enfants dans la forêt ?
– Non. Grâce aux bottes, le magicien créa un tout nouveau spectacle et connut un succès international. Sa famille ne manqua plus jamais de rien. Voilà ! Il faut dormir maintenant, Auriculaire.
– Papa, tu me raconteras pourquoi je m’appelle comme ça ?
– Oui demain. »
Le père se rend alors dans son bureau afin de consulter sa boîte mail. Il découvre ceci : Bonjour Petit Poucet, vous avez une demande d’ajout d’amis de la part de Géant Guinness. Sans hésiter, il clique sur refuser avant d’aller cirer ses belles bottes de cuir.
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