Le maître de nage :
Au début de l' année 1962, quelques mois avant l'indépendance de l'Algérie, nous avons vu arriver à la base le dernier contingent d'appelés Algériens. Une dizaine, environ.
Il était de bon ton de prévoir l'impact futur que pourrait avoir notre comportement à leur égard, c'est pourquoi, chose nouvelle, le commandement a jugé de bon ton de leur assurer une formation digne de marins. Pour parler plus net : on ne les a plus cantonnés à la plonge et aux serpillières mais on les a fait accéder au noble art de la navigation des équipages, celui de la manipulation des avirons et dames de nage
Je fus investi de l'honneur de me charger de cette lourde tache.
Ce fut donc dans l' ordre militaire seyant à cette mission que je fis embarquer mon équipage dans une baleinière mouillée dans la darse. Toute la noblesse de leurs intentions, leur détermination, étaient visibles dans leurs regards attentifs. Je mesurais la responsabilité qui pesait sur mes épaules : j' étais le chef et ils attendaient tout de moi...
Le largage des amarres étant effectué, je commençais avec lenteur et une patience exemplaire à leur expliquer la méthode de nage sur une baleinière : il y a l' équipe de bâbord, à laquelle je m'adresserai en disant ' bâbord ' et l'équipe de tribord à laquelle je m' adresserai en disant ? Voilà ! Vous avez tout compris. Quand je crie;- ' Avant toute ! ', tout le monde tire sur les avirons. Il est interdit de dire ' rame ' dans la marine! y'a pas de rames, y'a que des avirons ! Quand je dis ' sisse tribord, avant bâbord, bâbord doit tirer sur les avirons et tribord doit pousser sur les siens.
La réussite m'a demandé beaucoup plus de temps que je l'avais prévu car, comme ils ne venaient pas tous de la ville, certains parlant très mal le français, il y en avait quelques uns qui ne saisissaient pas très bien toute la subtilité de mon enseignement. Ce qui faisait que j' étais doublé simultanément en arabe et, à voir les résultats obtenus, je doute que la traduction ait été du mot à mot...
Voyant aux fenêtres du bâtiment commandement quelques officiers qui regardaient la manœuvre, je m'efforçais à avoir la prestance et la décontraction adéquates. Mais ces ' .....de........( censuré ) ..... ' avaient beau tirer la langue de côté, nous tournions en rond au milieu de la darse !
Devrais-je m'étendre longuement sur la patience méritoire qu'il m'a fallu déployer pour voir, enfin, la baleinière se rapprocher insensiblement mais surement du bord ?
Le moment était venu de procéder à l'accostage, opération ô combien difficile si elle n'est pas effectuée selon les règles de l'art.Un bel accostage s'appelle ' un accostage à l'Amiral '. Pour cela, il faut se fier au calcul de l'erre de l'embarcation qui, logiquement, amène le plat-bord à effleurer le quai, sans la moindre secousse. C' est durant cette délicate approche que le chef de nage s'écrie d'une voix ferme : - " Lève-rames ! " Qu'est-ce que l'autre petit malin avait besoin de me faire remarquer que je leur avais expliqué y'avait pas longtemps que fallait pas dire ' rame ' dans la marine ! Le temps que je lui explique que ' lève-rames ' est la seule exception tolérée, et puis que c'est comme ça et que y'a pas à chercher à comprendre, et voilà mon accostage ' à l'Amiral ' qui part en brioche ! Le bord s'écartant légèrement du quai, je me dis que la manœuvre est rattrapable et qu'avec un peu de pot, les officiers ne verront rien au manquement dans la coutume. Alors, mine de rien, l'air décontracté, je posai négligemment le bout de mes doigts sur le quai et tendis mes muscles pour rapprocher la baleinière.
Bon.... ça, je ne le referai plus. Il doit exister une explication, en science-physique,qui justifie ce phénomène, et c'est là que l'on ressent toutes les lacunes d'une éducation inachevée : plus je tirais, plus la barque s' écartait. Certains, j'en suis sur, se laisseraient aller à la facilité du fatalisme pour tenter une nouvelle manœuvre d'accostage que, pour ma part, je jugeais déshonorante . J'affirmais donc ma prise, sous le regard serein et confiant de mon équipage qui attendait sans bouger. Traîtreusement,le quai se complaisait à s' éloigner de moi. Le dénouement m'apparut alors incertain. Le temps sembla s'éterniser pendant que mes doigts restaient crispés sur le quai et que je sentais mes jambes glisser lentement sur le plat-bord. Jusqu'à cet instant ou, suspendu gracieusement au-dessus des flots sereins, ne tenant plus que par les toutes dernières extrémités de mes quatre membres, le quai s'écarta du dernier millimètre qui protégeait mon honneur... Sous les yeux écarquillés de mon équipage incrédule, je chutais de tout mon long dans un grand ' PLOUF '.
Je vais m'épargner, maintenant... Je me souviens vaguement avoir donné aux matelots des explications très évasives sur ce qu'il convient de ne jamais faire lors d' un accostage
Je n'ai jamais reçu de félicitations pour mon dévouement, ni pour le spectacle donné aux officiers. Le mérite est rarement récompensé.
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