-D’abord il faut que tu saches que dans cette profession, c’est comme dans la vie: rien n’est jamais acquis, les choses que tu désires il te faudra te battre pour les obtenir, et si tu le mérites, alors, mais alors seulement, tu les apprécieras à leurs justes valeurs !!! Ouf !!!, pour un gamin de 14 ans, ce discours me semblait totalement hermétique, mais il avait été prononcé avec une telle force de conviction, qu’aujourd’hui encore il résonne en ma mémoire.
C’est ainsi, qu’après des études secondaires, voir très secondaires à mes yeux, je me retrouvais dans cette boucherie ancienne, fermée uniquement par des grilles, et ouverte totalement sur la rue, permettant ainsi à l’hiver de pénétrer dans le magasin pour convaincre ses occupants que la température extérieure n’était en rien jalouse de celle de la boutique: -5° dehors, -5° dedans !!!
Ainsi, en janvier 1963, on enregistre -12° à Tours et …….-12° dans le magasin ou, dés lors, pour éviter que la lame d’acier du couteau né gèle sur la viande, il fallait tremper celui ci dans l’eau chaude, avant de trancher le morceau, que nous laissions d’ailleurs au frigo pour lui éviter de se transformer en glaçon !!!
Février de la même année, tempête de neige sur l’ensemble du pays. Dans la rue Colbert à Tours, rue ou était située la boucherie René, on mesure jusqu'à 15 cm de neige, et cela ne doit en rien m’empêcher de livrer le beefsteak de la clientèle située à 15 km à la ronde, malgré le froid et le verglas qui lui avait succédé. ‘’Mais pourquoi, je n’ai pas bossé au collège’’ combien de fois ai je prononcé cette phrase, alors que, dans l’impossibilité de prendre le vélo de livraison sur les rues enneigées et verglacées, il me fallait aller livrer les clients avec le triporteur à pédales, soit environ 50 km par jour.
Pourtant, chaque jour qui s’égrenait, mes regrets s’estompaient, je finissais par trouver de l’intérêt à ce métier ou mon maitre d’apprentissage, en très bon pédagogue, me faisait toucher du doigt l’importance d’une découpe efficace du morceau, de la qualité de sa présentation, de l’accueil de la clientèle qui, me rappelait-il, n’étant pas dans l’obligation de venir faire ses achats dans notre échoppe, se devait, de fait, d’être remerciée, et accueillie avec un bonjour souriant, un merci plaisant, un au revoir aimable, bien des choses oubliées aujourd’hui dans bon nombre de nos commerces traditionnels ou l’on a bien souvent l’impression d’ emm…le commerçant , en faisant ses emplettes chez lui!!!! En embauchant chaque matin à 6 H, j’appréciais ce moment matinal, ou la mise en place de la vitrine s’effectuait. Une grande partie de celle ci était déjà réalisée par le patron boucher qui, lui, était déjà présent depuis 5 h, et comme nous n’étions à cette heure que tous les deux, il prenait le temps de m’apprendre, de comprendre et de m’expliquer que c’était un privilège d’avoir une activité dans laquelle le plaisir était, au quotidien, présent. (J’ai pu vérifier, dans d’autres activités qui ont jalonné ma vie professionnelle, combien ce précepte était déterminant pour notre équilibre). Il m’accueillait à l’embauche par ces mots : il te faut apprécier cet instant ou la ville se réveille en silence, c’est le meilleur moment de la journée !!’’ Le meilleur moment, le meilleur moment, il est ‘’lonbéme le louchébéme ‘’(il est bon le boucher, en argot du boucher), à quinze ans, à cette heure là on roupille !!!, mais pourtant, oui, c’était vrai qu’il était bon cet instant de promiscuité et d’échange qui se prolongeait, à 7 h, au zinc d’à coté par le casse croute. J’avais alors droit à ses confidences, il se laissait aller à évoquer le plaisir de ce métier qu’il adorait plus que tout, mais aussi de sa vie: la guerre, le maquis, les copains disparus, le retour difficile à une vie normale après 5 années de fureur, sa rencontre avec celle qui lui avait donné 8 enfants, et l’admiration qu’il lui portait toujours, après 23 ans de vie conjugale. En 3 ans d’apprentissage, j’ai grandi de 10 ans !!! C’est également, dans un de ces moments là que j’ai compris son obsession absolue, impérieuse, presqu’obsessionnelle de ne jamais gaspiller le moindre petit morceau de viande, quand il m’expliqua les 110 grammes par semaine et par personne, qu’il se devait, pendant ces années de guerre, de distribuer à chaque client et ceci, quand il y avait de la viande à distribuer !!! C’était, j’imagine, le besoin d’exorciser une époque qu’il ne souhaitait pas connaitre à nouveau, et dont il espérait que les générations suivantes ne verront jamais……..
Formidable moment de confidence, dont j’appréciais chaque mot, ayant malgré mon jeune âge, l’impression que ces instants resteraient à jamais marqué dans ma mémoire. Un de ces instants magiques ou le temps s’arrête, en allongeant les minutes pour le faire durer encore un peu plus longtemps !!!
L’ado que j’étais, pensait : certains hommes doivent être immortels et celui-ci est un des leurs, pour être passé entre les gouttes de toutes ces épreuves, en ayant gardé cette foi en l’existence. C’est sans doute au cours de ces discutions matinales, et roboratives, que j’ai appris à adorer mon métier, et plus encore, à apprécier cet homme dur au mal, bossant plus de 80 heures la semaine, du lundi au dimanche inclus, 12 mois par an, sans jamais émettre une plainte. Une école de vie, qui aujourd’hui encore, me sert de référence. J’ai intégré bien plus tard, que pour cette génération d’hommes, la souffrance qui justifie la plainte, il l’avait connu quelques années plus tôt, et qu’à ce jour les difficultés rencontrées n’étaient en rien comparables avec celles connues pendant cette terrible époque….. Aujourd’hui, à plus de 60 balais, j’ai depuis longtemps cessé le métier, et toutes mes autres activités qui ont suivi, mais je ne remercierai jamais assez cet homme, aujourd’hui âgé de 94 ans, de m’avoir permis de donner : une véritable valeur aux choses, le respect du travail bien fait, l’écoute de l’autre, la nécessité de transmettre, et le merveilleux et gratifiant gout de l’effort.
Merci Papa.
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