Pierre s’approche de moi, arborant le sourire ravageur qui m’a fait chavirer toute entière il y a douze ans. J’hésite à déposer ma main dans la sienne, en signe de réponse à son invitation à le rejoindre sur la piste de danse. Dans ma tête, tout se bouscule : souvenirs heureux de soirées endiablées à enchaîner twists, rock and roll, salsa, valses, et autres tangos et ceux plus douloureux de l’accident. Cela devait être écrit quelque part que ce camion devait percuter notre véhicule sur la route des vacances vers le soleil italien afin de fuir la grisaille du ciel belge.
Le pire fut le réveil et la découverte de la mutilation qu’avait subie mon corps, m’éloignant de la normalité et me rendant différente. On pense toujours que cela n’arrive qu’aux autres et on maudit le sort qui s’est acharné. J’ai prié pour que ce ne soit qu’un mauvais rêve. Des mois de souffrance autant physique que psychologique. Pierre aurait pu s’enfuir avec une autre femme, qui n’aurait pas constamment besoin de ses bras pour effectuer les tâches du quotidien et qui n’attirerait pas l’attention des autres dès qu’elle se trouve hors du cadre familial. Combien de regards de pitié, d’indifférence et même de dégoût ai-je dû affronter !
Il y a bien eu des tentatives pour remplacer ce que j’avais perdu, grâce à la technologie. Mais rien d’adapté pour quelqu’un comme moi ! Il fallait que je m’y résolve. Un jour, un chirurgien me proposa de faire partie d’une grande première mondiale. Quelques semaines plus tard, une opération de trente heures et une longue convalescence, j’ai dû peu à peu apprivoiser cette nouvelle partie de moi. Ce soir, je pense être prête et Pierre le sait. C’est pour cela qu’il m’a invitée ici et qu’il me tend la main pour le rejoindre sur la piste qui nous a vus tant de fois évoluer avec grâce. Je me lève et nous nous dirigeons tous deux vers les autres danseurs déjà en mouvement sur une valse de Chopin. Je me laisse pénétrer par les notes du maître, mes jambes se mettent doucement en mouvement. Les bras de Pierre me rassurent. Je sais qu’il sera là au moindre faux pas. Je prends peu à peu confiance, mon cerveau et mon corps à nouveau en harmonie, l’euphorie me prend. Lorsque je suis seule, il m’arrive d’observer mes jambes. Les muscles sont fermes, les pieds sont effilés et souples. Je les caresse avec le secret espoir qu’elles me révèlent leur secret. Maintenant, je le sais, je le sens, mes membres greffés retrouvent finalement une sensation de leur vie d’avant : l’amour de la danse.
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