J’ai rencontré Angélique il y a deux mois. C’est magique, elle est belle, gentille, intelligente, je ne pensais pas qu’une personne comme elle s’intéresserait à moi. Je ne suis pas très beau, je me trouve même très laid. Ma première femme me disait :
- Il y a pire que toi !
Quand à ma mère, elle se contente de soupirer en me regardant d’un air désolé qui signifie :
- Je n’ai pas pu faire mieux.
J’évite de me regarder dans les miroirs, et quand je suis obligé de le faire, dans les magasins par exemple, je ne me vois pas. J’écoute les commentaires du vendeur :
- Ce pantalon vous va très bien, il faudrait une chemise un peu cintrée pour compléter le style citadin.
Je me retrouve en général avec une quantité de vêtements incroyable. J’achète des ensembles complets, cravates et chaussettes comprises.
Angélique semble vraiment amoureuse de moi, je sais qu’avec elle, ma vie va changer, tout va être mieux. Mais un jour elle m’annonce qu’elle veut un enfant. Un enfant de moi ! Comment est-ce possible ? Un enfant qui me ressemblerait, c’est hors de question, il faudrait qu’il soit comme elle, ou complètement différent de nous deux.
Petit à petit, je m’habitue à cette idée de devenir père. Mes collègues me félicitent. Finalement, je suis content, mon frère a déjà deux enfants, je vais être comme lui, je vais devenir normal, enfin. Tout le monde fonde une famille, a un fils, une fille… Un fils ? C’est hors de question ! Il faut que ce soit une fille, je ne saurais pas m’occuper d’un garçon. Une fille, ce sera plus facile, elle ne sera pas comme moi. Il faut que notre famille soit différente de celle désastreuse de mes parents et leurs deux rejetons.
La grossesse n’est pas simple, il faut qu’Angélique reste allongée tout le temps. Ça ne pouvait pas bien se passer, c’était impossible. Je travaille et je travaille encore, il faut que je subvienne aux besoins de ma famille. MA famille. Je ne vais pas y arriver, je n’ai pas envie de toutes ces responsabilités. J’ai assez à faire avec moi. Je commence à en vouloir à Angélique. Nous étions si bien tous les deux. Je sens bien qu’elle n’est plus disponible, elle ne pense qu’au futur bébé, je ne compte plus. Que va-t-il se passer quand il va être là ?
Mes parents se sont séparés quand j’étais très jeune. Ils ont eu des enfants trop tôt. Mon père fuyait la maison, il avait des aventures. Ma mère l’a quitté, elle est partie avec son meilleur ami. Ce type m’a gâché ma jeunesse. Ce détraqué qui aimait trop les petits garçons, m’a détruit, j’avais onze ans. Personne ne m’a cru quand j’ai raconté ce que je vivais, et surtout pas mon père qui n’a rien fait pour m’aider.
Les années passent. Je fais semblant. J’ai deux enfants, une fille et …un garçon, il va avoir onze ans. Il faut que je m’échappe de cette famille qui m’étouffe. J’ai peur de leur faire du mal. Je ne suis pas à la hauteur, je n’ai jamais été à la hauteur. Depuis quelques temps, je prépare mon départ, je mets de l’argent de côté, j’ai rencontré une jeune femme, elle a deux petits enfants. Je peux tout recommencer, je ne serai pas leur père, ce sera plus facile.
J’aspire à une vie normale, mais c’est impossible. Après une année de vie commune, ma jeune amie, m’a fui. J’ai regretté d’avoir quitté Angélique, je lui ai fait savoir par un intermédiaire, je n’ai pas eu le courage de l’affronter, je savais qu’elle m’en voulait énormément. Elle a demandé le divorce. J’ai papillonné pendant quelques temps, mais impossible de me fixer, les femmes semblent ne pas vouloir de moi.
Depuis quelques temps j’ai trouvé la solution. J’ai acheté un lieu où je peux exercer mon travail. Il y a des bureaux, un photocopieur, des ordinateurs, mais si on y regarde de plus près, je l’ai aménagé comme un appartement. Il y a un canapé-lit, une cuisine et une douche. C’est là , mon vrai foyer. Je me suis remarié, je loue une maison avec ma nouvelle femme qui est adorable. Sa mère s’occupe beaucoup d’elle, je ne me sens pas coupable quand je m’absente. Elle a deux grands enfants dont le père s’occupe beaucoup. Je ne suis pas seul, j’ai quelqu’un à qui raconter mes problèmes, en société je peux dire :
- Mon épouse et moi.
Je suis « normal ». Pourtant, je ne peux pas faire partie d’une famille, il faut que je sois seul et indépendant, responsable de moi et éventuellement de mes employés. J’embauche de préférence des stagiaires, c’est plus simple. Je vis au singulier, le pluriel n’est décidément pas pour moi.
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