Assis à une table pour trois, dans un coin, j’attendais mes collègues de travail au restaurant italien : La Sicile. Un décor kitch, qui avait son charme. Cette fameuse nappe, en carreaux rouges et blancs, sur les tables, ne dérogeait pas à la règle, et bien évidemment, la statuette du « pizzaïolo » à la moustache et la longue toque blanche, répondait présente. Un italien d’origine marocaine bodybuildé, avec des cheveux mi-longs noirs gominés et sa femme, une italienne à l’allure de Sofia Loren, tenaient l’affaire. Ils vendirent leur pizzeria à Naples pour tenter une nouvelle aventure au Maroc. Jusqu’à présent, la sauce prenait à merveille. Le patron se faisait appeler Don Vitto. Le mélange explosif italo-marocain faisait son effet, oreilles sensibles s’abstenir. Le maestro avait la voix qui portait et la transpiration facile. Les serveurs, avec de ridicules nœuds papillons rouges, n’avaient qu’à bien se tenir sinon ça fusait dans tous les sens. Même son épouse n’arrivait pas à contenir son taureau. Plus ce feu du bois s’intensifiait, plus Don Vitto s’excitait. Ses mains apprivoisaient la pâte et elles entamaient un tango, jusqu’à la mise à mort au fourneau. Il en sortait des odeurs et une pizza à en couper le souffle. Toute la diaspora italienne venait, en famille, retrouver un peu du pays dans ce restaurant. J’occupais mon temps à balader mes yeux sur les tableaux de stars italiennes, accrochés aux murs. Je n’avais pas la possibilité de joindre les retardataires, ma batterie m’ayant lâchée. Inutile de demander à un serveur de la recharger, mon téléphone était une antiquité. Enfin, le premier convive vint me rejoindre : Rédouane, toujours vêtu de chemises très colorées. Pour ce dîner, il choisit le rouge sang, accordé à la nappe. « - Comment ça va l’ami ? Excuse-moi pour ce petit retard, mon taxi n’a pas su repérer l’adresse du premier coup, mais où est Yassine ! » « - Comme tu vois, toujours à la bourre. » « - Sympathique l’endroit, ça sent L’Italie « mamamia » ! J’ai une faim de loup ! J’attends encore cinq minutes et je passe la commande. » Dix bonnes minutes plus tard, Yassine pointa son nez. A peine arrivé, il sortit fièrement de son cartable, sa lettre de promotion de directeur adjoint et la leva comme un trophée. Instinctivement, nous applaudissions. « - Allez-y mes amis, lâchez-vous : entrée, plat et dessert ! C’est moi qui régale.» S’exclama t-il. « - C’est mon jour de chance, l’addition va être salée. » S’amusa Rédouane. Les pizzas atterrirent à notre table. Elles étaient succulentes. Rédouane se mit à faire des blagues plus bêtes les unes que les autres. L’atmosphère était bon enfant, on en avait vraiment besoin. Après le tiramisu, étant le seul père de famille, j’ai dû abandonner ces célibataires, pour rentrer au bercail.
Je mis la clef dans la serrure avec prudence pour ouvrir la porte. Madame et les enfants dormaient sûrement profondément. En montant les escaliers, la lumière de la cuisine semblait allumée. Lucie était assise, ses mains soutenaient sa tête, lourde d’épuisement. Ses yeux humides attendaient patiemment la confrontation avec les miens. Elle était apparemment en train de guetter mon arrivée et j’eus la nette impression que j’allais passer un sale quart d’heure. «- Dis-moi, tu sais quelle heure il est ? J’étais morte d’inquiétude. Tu es injoignable ! C’est la deux cent vingtième fois que je compose ton numéro. Tous les scénarios les plus noirs me sont passés par la tête. Bon, tu es en vie c’est l’essentiel. Maintenant j’ai le droit à des explications. » « -Tout d’abord, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, ensuite mon téléphone était déchargé, je n’ai pas pu te prévenir. » «- Tes collègues n’ont pas de téléphone ? A moins qu’eux aussi, leurs batteries aient été vides !» « - Yassine fêtait sa promotion, il nous a invité à la pizzeria et je me suis laissé emporter par l’ambiance de la soirée ! » « - Et en plus, tu as le culot de me dire que tu as profité d’une bonne soirée avec ton ami Yassine ! Pendant que, moi, je me morfondais à essayer de consoler ton fils. Alors ça, c’est la meilleure ! Tu ne t’es pas dit un seul instant que tu avais une famille qui pouvait s’inquiéter ? » J’attendais patiemment que cette tornade circule. L’éclairage de la cuisine était en fin de vie, il diminuait par intermittence, et un léger fond sonore émanait de l’ampoule. Elle donnait l’impression de donner ses dernières recommandations avant de rendre l’âme. La pièce était sombre et cela rendait l’intensité plus grave. J’essayais de penser à autre chose mais ses accusations me heurtaient sévèrement. C’était la toute première fois que je tardais et prenais du bon temps. Madame me reprochait de ne pas avoir de vie sociale et là : elle s’en plaignit. Elles sont folles ces femmes ! Tiens, elle repartit pour un tour, j’imaginais le pire ! « - Tu n’as pas oublié quelque chose d’important, ce soir, Adil ? » « Lucie, arrête avec tes devinettes, tu ne penses pas qu’il est tard et qu’on devrait aller se coucher ? Demain, nous avons une longue et dure journée.» « Tu as raté le plus important événement de ton fils, son championnat de judo qu’il préparait depuis des mois. Tous les papas ont encouragé leurs champions. Le pire, c’est que jusqu’au dernier moment, il a cru que tu allais venir, tu ne lui as jamais menti, il avait confiance en toi jusqu’à cette nuit. » Elle était furax, ses yeux rouges pleurais des larmes torrentielles, j’étais noyé de honte. Comment avais-je pu oublier : Mehdi, ma fierté qui a toujours mis son père sur un piédestal. Lucie se leva, rangea sa chaise et partit se coucher. Elle me laissa seule avec cette ampoule qui lâchait ses derniers soupirs, j’étais mort de culpabilité. Elle avait joué son rôle de mère pour protéger l’équilibre de son foyer et j’étais le responsable du malheur de son enfant.
Mercredi après-midi, Je décidai de prendre Mehdi avec moi. Depuis ma terrible absence à sa compétition de judo, il avait pris ses distances avec son papa. Une petite sortie entre hommes nous fera un grand bien. Direction vers l’attrape enfant : le McDonald de la corniche. Le soleil répondait à l’appel et la mer distribuait ses vagues en toute quiétude sur la baie. Munis de nos casquettes vissées sur la tête, nous nous promenions. Il contesta que je lui prenne la main ! D’après lui, c’était la honte ! Les réconciliations s’annonçaient bien ! Mon garçon avait bel et bien grandi, et à vrai dire, ses derniers temps, je l’avais perdu de vue. Il s’était allongé et ses gestes étaient mieux coordonnés. Le petit prit en assurance et en caractère. J’essayai de détendre l’atmosphère, et me lançai à la poursuite de son sourire sur le coin, qui faisait fondre toutes les mamans. Je lui proposai un petit défi : le premier arrivé aux portes du Mcdo aura « un Sundae au chocolat ». Enfin réussi, ce petit cent mètres nous réconcilia et les rires refirent surface pour briser la glace. La gourmandise au chocolat terminée, nous regagnions, main dans la main, le domicile. Un groupe de nuages s’entretenait avec le soleil, on avait le droit à une petite récréation. Un entracte, jusqu’à ce que les rayons repartent de plus belle. Je profitais de ces précieux moments, j’étais heureux : mon fils m’avait pardonné.
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