Aÿcart aurait été frappé par cette anomalie. Mais, ce qui l’aurait saisi davantage, ce sont les proportions du Panthalassa. Comme moi, lorsque je m’en suis rendu compte, je suppose que, dans un premier temps, il aurait eu du mal à y croire. Il est presque deux fois plus étendu que les terres qu’il est censé englober. Quand j’ai étudié la Vasque, j’ai mesuré et remesuré sa superficie. J’ai calculé, disséqué son tracé. Et j’ai fini par me résoudre à admettre qu’il ne correspond pas aux sinuosités des continents actuels. Même en incluant les milliers d’îles disséminées aux quatre coins du globe ; même en prenant en compte leurs multiples transformations cataclysmiques, il y en a trop. Et la seule conclusion à laquelle Aÿcart aurait abouti m’a décontenancée le jour où je l’ai envisagée : des terres aujourd’hui disparues sont intégrées à ces derniers. Et d’extrapoler immédiatement sur l’existence de contrées légendaires telles que Mu, l’Atlantide, l’Hyperborée, ou la Lémurie, il n’y a qu’un pas. Au moment où j’ai pris conscience de cette difformité, je ne l’ai pas franchi. Je ne suis pas persuadé qu’Aÿcart aurait été aussi prudent que moi.
Il est certain qu’Aÿcart et moi aurions eu cet échange aux abords du Reliquaire s’il m’avait accompagné dans ma chambre. Tout du moins, les mots qui se seraient échappés de ses lèvres en auraient été très proches, j’en suis sûr. Durant la fraction de seconde où j’ai visualisé cette scène, elle s’est avérée tellement réaliste qu’elle s’est profondément ancrée dans mon Esprit. Évidemment, je ne saurai jamais le fond de sa pensée. Et lorsque je me suis éloigné de la porte ornée des signes ésotériques censés la protéger, j’ai été un peu déçu qu’elle n’ait pas véritablement eu lieu. J’aurai tant aimé qu’Aÿcart s’extasie devant l’un des éléments les plus mystérieux de notre passé. J’aurai tant apprécié que nous devisions à propos de cet étrange XVIIIème siècle ; au cours duquel certains de nos Frères se sont livrés à des expérimentations dont nul ne sait quelle en a été la finalité.
Chapitre Quatre
L’image d’Aÿcart et de moi auprès du Reliquaire de ma chambre est restée gravée en moi un instant. Mais le temps que je le rejoigne sur le seuil de mon bureau, celle-ci s’était déjà dissipée. Quoi que je n’utiliserai pas ce terme. Je dirai plutôt qu’elle s’est logée dans une partie de mon Ame où souvenirs et songes se mêlent les uns aux autres. J’ai souri à mon invité. J’ai franchi l’ouverture, faisant signe à mon hôte de me suivre. Elisandre en a fait de même, avant de nous quitter et de prendre la direction de ses quartiers. Je lui ai montré l’armure médiévale ayant appartenu à Gilles de Rais plantée aux abords de l’ouverture. Puis il a contemplé les rangées de livres mis en valeur sur les étagères murales s’en éloignant. Je ne détaillerai pas de nouveau la partie gauche de cette pièce. Je l’ai déjà décrite précédemment. C’était au début de cette Chronique, lorsque j’ai expliqué de quelle manière j’ai avant-hier inscris les symboles Maçonniques sur le mur encadrant sa baie vitrée. Je ne parlerai pas non plus de la magnificence de son parquet de bois, puisque je l’ai dépeint quand j’ai abordé l’apparition du pentagramme destiné à me préserver des assauts éventuels des Messagers d’Aeüs. Je vais donc me contenter de mettre en évidence sa partie droite. En fait, pour être tout à fait honnête, les étagères sur lesquelles j’entasse les ouvrages dont j’ai le plus besoin font presque entièrement le tour de celle-ci. Du sol au plafond, elles se comptent par milliers. Et il n’y a que deux endroits où elles ne recouvrent pas entièrement les parois. La première se situe sur les cotés de l’immense fenêtre éclairant les lieux. La deuxième apparaît à proximité de la porte menant aux dépendances de l’appartement. C’est derrière cette issue où je ne mets pratiquement jamais les pieds que se trouvent cabinets dédiés aux ouvrages n’ayant plus d’intérêt à mes yeux. Et, au-delà , se détachent cuisine, cellier, et placards regorgeant de victuailles et de mets divers qu’Elisandre me prépare quotidiennement ; c’est son domaine réservé, je ne m’y aventure pas ; et j’espère que je n’aurai jamais à le faire. C’est sur le pan de mur bordant l’accès à ces dépendances que se discerne la cheminée monumentale. Elisandre l’entretient régulièrement dès que les jours se mettent véritablement à raccourcir. A partir de la mi-septembre, il déverse des bûches tous les trois jours dans un coffre encastré à ses cotés. Il l’alimente toutes les deux heures, de huit heures du matin à vingt-trois heures. Et il surveille ses braises pour qu’elles ne s’éteignent pas. Aÿcart a ensuite toisé le bouclier derrière lequel se tiennent deux lames Sarrasines. L’écu est orné du blason des Montferrand, et date des Croisades. Les armes, c’est Hÿlaire qui me les a offertes. Et d’après ce qu’il m’a affirmé, c’est l’un de ses ancêtres qui les a récupérées devant les murs de Jérusalem après la conquête de la cité. Depuis, elles sont la possession du Clan Montferrand. Mais je ne sais toujours pas pourquoi Hÿlaire m’en a fait cadeau. Lui qui est généralement avare de présents, ce n’est pas dans ses habitudes. D’autant que c’est plutôt à Nathanÿel que ces objets auraient dû revenir, et non à moi. En y songeant, je me rends compte qu’il est plus simple de résoudre des énigmes vieilles de cinq siècles que de déterminer les relations que nous entretenons les uns avec les autres. Et qu’il y a des mystères qu’il ne vaux mieux pas, parfois, tenter d’élucider. Puis, il s’en est prestement désintéressé. Dans la foulée, il a tout de même aperçu les deux sièges installés devant la cheminée. Il a vu qu’ils sont recouvert de motifs tapissés. Il a discerné les satyres sculptés servant de piliers de soutènement au foyer. Et enfin, il a distingué les salamandres dont ses bords supérieurs sont incrustés. Aÿcart est quelqu’un de très observateur, j’ai pu le constater à maintes reprises. Il est détenteur d’un don qui lui permet, en quelques secondes, de détailler ce que les autres ne remarquent pas. Souvent, lorsqu’il m’envoie des textes qu’il vient de décrypter par email, il souligne des paragraphes qui, au premier abord, ne m’ont pas intrigués. Et ce n’est qu’ensuite que je m’aperçois qu’ils révèlent des faits importants. Son Esprit ayant définitivement enregistré ce que ses yeux venaient de percevoir fugitivement, il ne s’est pas attardé sur ces décorations murales. Il s’est donc de nouveau concentré sur les livres disséminés aux quatre coins de mes bibliothèques. Il y a reconnu certains ouvrages. Il a amoureusement caressé la tranche d’autres qui lui étaient inconnus. Je me souviens encore de son émerveillement quand il y a feuilleté les pages du « Lemeycton », de son effarement aux abords du « Popol Vuh », des « Aventures de Gilgamesh », du « Ramayana », du « Thémis Auréa », du « Livre de Nénith », du « Vérarum Subjectum », ou du « Kitab al Uhud ». Je me remémore sa satisfaction d’y découvrir le « Dogmes et Rituels » d’Eliphas Lévi, le « Grimoire d’Honoré », le « De la Sorcellerie Aujourd’hui ». Mais, celui qui a le plus retenu son attention, c’est le « Manuscrit d’Abraham le Mage » : « Je suppose que vous êtes au courant que ce traité a appartenu à Nicolas Flamel, a dit Aÿcart. - Oui. C’est pour cette raison que j’y puise régulièrement des informations utiles à la poursuite de mes recherches. - Je comprends, a-t-il continué en soulevant sa couverture de cuivre gravée de caractères étranges, et en contemplant son premier feuillet constitué d’écorce de bois avec admiration. ». Il a lu le texte écrit en préambule en haut de la page. Ses Vocables dorées affleurent constamment mon Ame et je m’y réfère au minimum une fois par semaine. Aÿcart en a murmuré quelques unes : « Moi, Abraham, Juif, Prince, Lévite, Astrologue et Philosophe, je salue la nation Hébraïque dispersée en Gaule… ». Il a repris : « Je suppose également que vous l’utilisez dans le but de savoir ce que nos ancêtres comprenaient de la véritable nature du Grand Œuvre. Cagliostro, le comte de Saint-Germain, Pasqually, Papus, Crowley, Eliphas Levi et tant d’autres en ont détenu des fragments. Ils ont même transmis des parcelles de leurs Savoirs à leurs fidèles. Mais bien peu ont compris la puissance qu’ils détenaient. Ils n’ont pas réalisé que les Mots qu’ils manipulaient, dont ils entouraient leurs pentacles ou leurs rituels, étaient des moyens de façonner des Réalités alternatives. Ils ont tous cru que c’était une méthode d’appliquer le Grand Œuvre auxquels ils aspiraient tant. - En effet. J’ai pourtant constaté, en lisant les manuscrits ici présents qu’ils ne sont que la face visible d’un Secret beaucoup plus important. Pour le moment, je n’en n’ai appréhendé que de minuscules segments. Mais je continue inlassablement à les étudier, afin de décoder leurs Savoirs. Puis, pour qu’ils me conduisent à la source de ce qu’ils dissimulent véritablement. Si la carte de Piri Reiss que vous avez vue dans le Vestibule me fascine autant, c’est parce qu’un mystère entoure sa conception. Si ce livre acheté par Nicolas Flamel à un inconnu pour deux florins est si envoûtant pour un érudit comme moi – ou comme vous -, c’est parce qu’il se réfère à des notions ayant une origine semblable à celle dont s’est servi ce cartographe pour tracer sa mappemonde. - C’est exact. Malheureusement, tout ceci reste obscur. Leurs méandres se perdent dans la Nuit des Temps. Beaucoup ont disparu au fil des millénaires. D’autres ont été détruits par l’Église. D’autres encore sont indéchiffrables. Je pense notamment au Popol Vuh des peuples sud-américains. Ses idéogrammes n’ont pas été pénétrés ; et j’imagine qu’il faudra des dizaines d’années avant qu’ils ne le soient. Je vous rappelle que près de cinquante ans se sont écoulés entre l’excavation de la Pierre de Rosette et l’identification de ses hiéroglyphes. Quant à Nicolas Flamel, vous n’êtes pas sans remarquer que nul n’a jamais appris qui se cachait derrière l’énigmatique individu lui ayant vendu le « Livre d’Abraham le Mage ». Vous n’avez certainement pas oublié que ses sept feuillets décrivent une symbolique que personne n’est parvenu reproduire. Et surtout, les figures auxquelles on les a associés se sont révélées inefficaces. - Je le sais parfaitement. J’ai dévoré l’ensemble des collections sur le sujet à la Bibliothèque Nationale, au British Muséum, à la Bibliothèque du Congrès, entre autres. J’ai suivi des dizaines d’hypothèses, des centaines de pistes. Et je suis arrivé à la conclusion qu’il manquait un élément fondamental à ceux qui les ont reproduits au cours de leurs expérimentations. - Ah ? Et vous avez découvert lequel ? - Peut-être ! J’avoue que des doutes subsistent dans mon Esprit. Je pense malgré tout que les investigations que je mène depuis que je suis établi entre ces murs sont peut-être sur le point d’aboutir. Voyez vous, chaque Initié, chaque Alchimiste – ou prétendu tel -, chaque Esotériste ou Occultiste, a essayé de matérialiser le Grand Œuvre ; autrement dit, de créer une Pierre Philosophale. Or, chacun d’entre eux en avait une vision différente. Pour l’un, c’était un élixir permettant de vivre éternellement. Pour son concurrent, c’était un onguent transformant le plomb en or. Pour un troisième, c’était un diadème rendant invisible. Pour un autre encore, elle donnait une force surhumaine. Pour ma part, je me suis concentré sur les faits intangibles qu’ils révèlent. Ainsi, le Livre d’Abraham le Mage, que vous tenez actuellement entre les mains, est constitué de six chapitres de vingt-et unes pages : Sur la première des trois principaux chapitres sont inscrites des exécrations et des malédictions destinées aux « mortels » qui ne sont « ni scribes ni sacrificateurs ». Sur la première du quatrième chapitre est représenté un jeune homme avec des ailes aux talons et un caducée dans l’une de ses mains. Il est accompagné d’un vieillard armé d’une faux tentant de lui taillader les pieds. En haut apparaît une fleur magnifique au sommet d’une montagne ; non loin d’elle se discerne un nid de dragons et de griffons. La première page du cinquième chapitre, elle, dévoile un jardin enchanté et une fontaine. Une foule d’aveugles s’en approche et cherche à se saisir de l’eau s’écoulant partout autour d’eux. Plus loin, un roi est sur le point de se faire massacrer par une multitude d’enfants. Quant à la à la première page du sixième chapitre, elle signale des mères en larmes sur le pont d’un navire s’éloignant d’une cote incertaine. Du sang inonde leurs vêtements. Et le Ciel les surplombant est occupé par l’astre solaire et l’astre nocturne.
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