La charrette bleue,

Les grandes roues cerclées de métal crissent sur le chemin, et
leur bruit se mélange à celui syncopé des fers du cheval : la charrette bleue couine et grince puis s’arrête enfin après une dernière embardée.
C’est « Polka » grande jument couleur d’ébène, fière et puissante, fumante de sueur, qui vient de souffler bruyamment dans la cour devant la grange.
Grand-père s’agrippe à la ridelle, caresse en descendant la croupe luisante et chaude, fait passer la guide le long de ses flancs, flatte une dernière fois de sa main calleuse la joue de l’animal.
Le nez au-dessus du portillon qui sépare la cour de la petite allée menant à la maison, j’observe le moindre de ses gestes, religieusement, rien de m’échappe : le collier du harnais au rembourrage de cuir tanné et craquelé imprégné de sueur qu’il fait glisser le long de l’encolure, « Polka » qui souffle et qui piétine, le mors de bride qu’empoigne grand-père pour dégager la jument du brancard ….
La charrette bleue repose maintenant sur ses deux béquilles en bois.
La charretée de « garouille » (1) embaume la cour. Quelques poules, plus hardies que d’autres, s’aventurent autour en caquetant, pour voler quelques grains de maïs.
Il est temps de précéder grand-père. Je cours jusqu’à la maison. La cuisine sent bon : un mélange de citronnelle et d’effluves de soupe aux légumes.
Grand-mère a deviné à mon entrée précipitée que c’était le moment de mettre la soupière sur la table.
Grand-père fait claquer ses sabots sur le perron puis entre en chaussons de feutrine sur le plancher ciré. Il accroche sa casquette derrière la porte, s’approche de l’évier en ciment et y lave ses grandes mains trapues.

Tout à l’heure, après sa sieste, je l’accompagnerai pour le déchargement de la charrette bleue.

Cuga
(tiré de "Ces petits moments de bonheur ..." tome 3)

(1) Maïs en Charente