Le regard vagabondant, les écouteurs dans les oreilles, Timothée attendait patiemment que le tramway redémarre. Il n'était pas pressé, il disposait encore de vingt-cinq bonnes minutes pour arriver au lycée, ce qui était amplement suffisant. Il appréciait ce moment de solitude, le matin, juste avant de s'y rendre, il pouvait ainsi se plonger dans les abîmes de ses pensées, sans personne pour le déranger. Depuis des mois, déjà , il n'avait qu'un nom, un visage, une odeur en tête durant ces trajets. Lola. La fille de ses rêves. La reine de ses émotions, celle qui pouvait le rendre euphorique comme le plonger dans la plus profonde des mélancolie. Il avait été tout d'abord séduit par son caractère et sa personnalité au cours d'une soirée d'anniversaire où tous deux étaient invités. L'idée de sortir avec elle lui était venue durant cette fête, et elle avait persisté les semaines qui suivirent, jusqu'à ce que Timothée prenne conscience qu'il était en train de tomber amoureux. Ayant peu d'occasions de lui parler au quotidien, il avait alors décidé de lui avouer franchement ses sentiments, peu avant les fêtes de fin d'année. Il l'avait invitée à boire un verre après les cours, et bien qu'intriguée par cette proposition, elle l'avait acceptée sans rechigner. Après avoir échangé quelques mots avec elle, il lui déballa donc ce qu'il avait sur le cœur, de façon maladroite mais avec toute la sincérité dont il était capable. Lola avait paru émue par cette déclaration, cependant elle lui expliqua avec beaucoup de tact et de douceur qu'elle n'envisageait pas une telle relation pour le moment.
Si la douleur n'avait pas été immédiate, Timothée en fut frappé de plein fouet peu de temps après avoir quitté la jeune fille. Il vécut les jours suivants comme un calvaire, les larmes lui venant sans cesse aux yeux, et il en fut le premier surpris. En effet il n'aurait jamais cru attacher tant d'importance à cette fille. Pourtant la vérité lui apparaissait désormais nettement : il était fou amoureux d'elle. Le plus terrible était sans doute de songer qu'il allait devoir renoncer à tous ses rêves, à tout ce qu'il avait osé imaginer entre elle et lui. Timothée ne pouvait pas, et ne voulait pas. Cela aurait été un comportement lâche et défaitiste, selon lui. Elle finirait bien par céder, il lui suffirait de faire preuve de patience, se disait-il quand son moral était au beau fixe.
À la rentrée, Timothée avait tâché de se rapprocher de Lola, et si celle-ci semblait au début un peu gênée, elle apprécia ses efforts. Plus ils apprenaient à se connaître, et plus elle devenait comme une obsession pour Timothée. Il pensait à elle du matin au soir, dès le réveil jusqu'à ce qu'il s'endorme, pour se rendre au lycée et pour y revenir, en classe ou durant les récréations, en présence de ses amis ou non, même si la discussion se portait sur un tout autre sujet. Elle hantait littéralement ses pensées. Il estimait que ses journées avaient été bonnes ou mauvaises en fonction du temps passé à lui parler. Un sourire ou une brève conversation avec elle pouvait changer son humeur instantanément.
Timothée vivait ainsi depuis des mois maintenant, mais ne tenta pas une nouvelle fois sa chance, trop sûr qu'elle ne ferait que le repousser encore. Les jours se succédaient, et rien d'autre n'avait de valeur à ses yeux. Il vivait pour elle, et uniquement pour elle. Et s'il semblait s'être remis de son chagrin, force lui était de constater qu'il n'était pas heureux. Lola lui revenait constamment en tête,, cette obsession pour elle l'empêchant de savourer les occasions d'être heureux.
Dès qu'il arriva au lycée, Timothée repéra la silhouette de Lola, en train de discuter joyeusement avec ses amies. Son cœur se mit alors à s'emballer, et il n'avait pas la moindre chance de le retenir. Le désir intense de lui plaire l'emportait toujours sur sa capacité à agir rationnellement.
* * * Le lendemain matin, Timothée eut du mal à ouvrir les yeux. Machinalement, il passa la main dans ses cheveux comme il le faisait souvent au réveil. Mais cette fois-ci, il ne les trouva pas. Son crâne était parfaitement lisse. il voulut se pincer la joue pour vérifier qu'il ne rêvait pas. Ses doigts saisirent une peau fripée, toute molle. Effrayé, Timothée voulut se lever brusquement. Des douleurs se firent ressentir un peu partout dans son dos et aux hanches, et l'en empêchèrent. Il se dressa avec difficulté, et descendit aussi vite qu'il le put les escaliers.
Personne ne semblait occuper sa maison excepté lui. Il avait l'habitude de se retrouver seul pour petit-déjeuner – ses parents partaient souvent travailler très tôt le matin. Mais ce matin-là , c'était comme s'ils n'avaient jamais existé. Aucune trace de leurs chaussons, ni de leurs manteaux ou d'autres vêtements en tout genre qu'ils avaient l'habitude d'accrocher dans le hall. Même la collection de CD désuets qui appartenait à son père avait disparu.
Timothée se dirigea vers la salle de bain. Encore une fois, il ne trouva pas les produits de beauté de sa mère, ni le rasoir électrique de son père. Mais surtout, il put observer son reflet, et ce qu'il vit manqua de le faire tomber à la renverse. Un vieillard. Voilà ce à quoi il ressemblait. Dans un pyjama ridicule, de surcroît. Pourtant, il pouvait distinguer des éléments de ressemblance avec son physique de la veille : il avait toujours un nez aquilin et des yeux bleus perçants, même si de nombreux follicules les teintaient légèrement de rouge à présent. - Mais... C'est impossible, marmonna-t-il. Sa voix elle aussi avait changé, pour laisser place à une autre plus rocailleuse et essoufflée. Il se mit à tousser violemment. - Il faut que je sorte, décida-t-il.
* * * Alors qu'il marchait sans trop savoir où il allait, Timothée réfléchissait, cherchant à s'expliquer comment il en était arrivé là . Il était certain d'avoir été adolescent la veille seulement. Il devait être en proie à des hallucinations, il n'y avait aucune autre explication rationnelle. Mais comment expliquer la douleur qu'il ressentait dès qu'il mettait un pied devant l'autre ? Il n'avait jamais entendu parler d'une telle forme d'hallucinations. Même dans les rêves, on n'était pas censé ressentir de douleur.
Naturellement, ses pensées se tournèrent vers Lola. Comment réagirait-elle si elle le voyait dans cet état ? Le reconnaîtrait-elle seulement? C'était peu probable. Et de toute façon, il n'aurait aucune chance de lui plaire avec un physique pareil. La situation semblait cauchemardesque et surtout, irrémédiable.
Un rire gras et désagréable le fit revenir à la réalité. Un mendiant le fixait en s'esclaffant. - Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? lui demanda Timothée d'un air mauvais. En temps normal, il l'aurait ignoré en se disant que le pauvre homme devait être simplement alcoolisé, mais il était suffisamment sur les nerfs pour ne pas agir de la sorte. - Eh bien, moi je trouve ça plutôt comique, lui répondit le clochard. Vivre à cent à l'heure pour oublier le présent, en ne faisant qu'espérer que l'avenir soit meilleur et finalement devenir vieux et sénile sans s'en rendre compte... Personnellement, je préfère encore faire la manche !
Timothée s'approcha du mendiant, bouche bée. - Attends qu'est-ce que tu racontes ? Tu sais ce qu'il m'arrive ? - Ben ça me paraît simple : t'as oublié de profiter de la vie, mon garçon, si bien que tu t'es même pas aperçu que le temps passait... - Mais enfin c'est impossible ! Je me suis couché, j'avais encore dix-sept ans, je me réveille et j'en ai au moins quatre-vingt ! En guise de réponse, le clochard se remit à glousser. Hors de lui, Timothée souleva par le col le mendiant mais le lâcha aussitôt, pris par une nouvelle quinte de toux, ce qui fit rire de plus belle ce dernier. - Abruti, va, fit Timothée quand il eut fini de tousser. Dis moi ce que tu sais ! - Oh mais je ne sais rien, moi, je ne suis qu'un pauvre mendiant ! Timothée comprit alors qu'il perdait son temps et s'en alla, furieux.
* * *
N'ayant rien à faire en ville, Timothée retourna chez lui, et se mit à rechercher tout ce qui avait pu changer depuis la veille – ou depuis une soixantaine d'années, il n'en savait plus rien désormais. Il n'eut le temps de se consacrer à cette nouvelle occupation que quelques minutes seulement, car quelqu'un sonna à la porte. Il s'avança vers elle, priant pour que son mère, son père ou qui que ce soit qu'il connaissait bien soit derrière. La déception dut se lire sur son visage quand il découvrit un inconnu d'une quarantaine d'années. - Oui, c'est pour quoi ? - Vous ne me reconnaissez plus, Monsieur Tardon ? - Non, je ne vous reconnais pas, s'époumona Timothée, à bout de nerfs, et franchement je n'ai aucune envie de le... - Je suis votre docteur, Monsieur, le coupa l'inconnu, et je viens effectuer ma visite hebdomadaire... Cela n'a pas l'air d'aller visiblement. - Eh bien, entrez, se résigna Timothée, proche du désespoir.
Le médecin s'installa dans le fauteuil du salon, comme s'il était chez lui. « Il a dû prendre cette habitude depuis le temps qu'il vient me voir... », devina Timothée, renonçant ainsi à le lui reprocher. - Qu'y a-t-il, Monsieur Tardon ? Vous perdez la mémoire ? Timothée décida d'être franc et de raconter les choses telles qu'il les avaient vécues. - Absolument pas. J'avais encore dix-sept ans hier soir et je me retrouve dans ce corps de vieillard depuis ce matin. Ça peut paraître absurde, mais j'ai fait un bond dans le temps, un sacré bond même... C'est comme si on avait fait une ellipse sur plus de cinquante ans de ma vie ! Ce qui explique le fait que je suis quelque peu... Irrité.
L'espace d'un instant, l'air compatissant et attentif du médecin laissa croire à Timothée que celui-ci ne remettait pas sa parole en question. Un instant, seulement. - Cette histoire est difficile à croire, vous vous en rendez compte, Monsieur Tardon ? - Mais bien sûr que je m'en rends compte ! Mais je vous assure que c'est la vérité ! J'ai été victime d'une malédiction, ou je ne sais quoi... D'ailleurs puis-je savoir pour quelles raisons vous venez me voir toutes les semaines ? Le docteur secoua la tête. - Vous êtes atteint d'un cancer du poumon droit qui s'est généralisé trop rapidement, dit-il gravement, et j'ai le regret de vous annoncer pour la quatrième fois que les chirurgiens ont déclaré votre cas incurable. Oui, car ce n'est pas la première fois que vous perdez la mémoire. Je commence à me demander si, finalement, vous ne seriez pas mieux à l'hôpital. Timothée fut incapable de répondre, tentant vainement de digérer ces informations. Était-il réellement un vieillard qui perdait la tête ? - Et... si je suis condamné, pouvez-vous me dire combien de temps il me reste ? demanda-t-il, alors qu'il sentait les larmes lui venir aux yeux. - On ne peut pas le savoir avec précision, déclara le docteur. Cela dépend des personnes, ainsi que de la régularité avec laquelle vous prenez les médicaments que je vous ai prescrits. La liste est sur la porte de votre frigo, vous vous souvenez ? Mais je ne vais pas vous mentir, il y a peu de chance que vous fêtiez Noël à nouveau.
Timothée acquiesça, sans rien dire. Cela voulait dire qu'il lui restait moins de six mois à vivre – le soleil et la chaleur qu'il faisait en ville laissaient penser qu'on était en juillet ou en août. Il avait l'impression que tout son monde s'écroulait, du jour au lendemain. - Puis-je vous ausculter, Monsieur Tardon, maintenant que je vous ai rafraîchi la mémoire ?
* * * Timothée ne prit pas souvent la peine de sortir de son lit les jours qui suivirent. Il allait mourir dans peu de temps alors qu'il n'avait jamais connu – ou qu'il ne se souvenait plus, du moins – ce que cela faisait d'être un jeune adulte, d'avoir vingt, trente, quarante, ni même cinquante ans ! Il avait sans doute perdu les plus belles années de sa vie. Jamais Timothée n'avait ressenti pareille frustration. « Sauf peut-être après que Lola m'a repoussé... », songea-t-il alors. Lola. Il y pensait beaucoup moins depuis qu'il s'était réveillé dans ce corps de grand-père. Il avait d'autres problèmes désormais. Néanmoins, son visage lui revenait quelques fois en tête et cela l'attristait davantage encore. Qu'était-elle devenue, après toutes ces années ? Manifestement, ils avaient perdu contact. Ou peut-être était-elle morte. Cette pensée lui serrait si fort le cœur qu'il en avait presque envie de mettre fin à ses jours dès maintenant.
Mais Timothée n'était en rien suicidaire. Il n'avait aucune confiance en ce qu'il trouverait après la mort. Mieux valait vivre dans la souffrance plutôt que de mourir, selon lui. De toute façon, d'après les dires du médecin, il ne ferait plus long feu. Autant attendre encore un peu.
Un soir, alors qu'il était en train de se faire cuire des pâtes, le seul plat qu'il savait réellement cuisiner, son téléphone se mit à sonner, à sa plus grande surprise. Avait-il encore des amis ? Il se dépêcha de décrocher. - Oui ? - Allô, papa ? fit une voix féminine. Timothée faillit s'étrangler de stupeur. - Euh... Oui, tu vas bien ? Il avait prononcé ces mots spontanément, sans réfléchir une seconde. Cela aurait très bien pu être une erreur. Mais son instinct lui garantissait que non. - Oui, ça va plutôt, et toi ? Je dois partir la semaine prochaine à New York, pour le boulot, et je voulais savoir si je pouvais te confier Nathan le temps de ce voyage. Je sais bien, je te contacte un peu tard, mais j'étais débordée ces derniers jours et... - Ne t'en fais pas, ma chérie, la coupa Timothée, il n'y a aucun problème. Je veux bien... Le prendre en charge. Nathan devait être le nom de son petit-fils, mais il n'avait aucun moyen de savoir son âge. Mais Timothée avait supposé qu'il ne devait pas être très vieux, s'il avait besoin de quelqu'un pour le garder. - Depuis quand tu m'appelles « ma chérie »? s'étonna sa fille. Timothée se racla la gorge. Visiblement, il n'avait pas manifesté beaucoup d'affection à sa fille auparavant. - Euh eh bien... Il n'est jamais trop tard pour commencer..., répondit-il, un peu gêné. - Bon c'est super en tout cas que tu acceptes de prendre en charge ton petit-fils, déclara-t-elle après un silence interloqué. Merci beaucoup ! - De rien..., souffla-t-il, encore sous le choc.
Le trouble engendré par cet appel se transforma rapidement en une joie incommensurable. Il avait eu une fille, et donc sans doute une femme dans sa vie. Autrement dit, il n'avait pas tout raté, même s'il n'avait pas profité de ces moments de bonheur. Il n'avait pas été célibataire tout au long de sa vie, il avait aimé, et éduqué. Il avait vécu. Au plus profond de lui-même, cette idée le rassurait. Et la perspective de s'occuper de son petit-fils, Nathan, l'emplissait de joie également. Pourtant, il n'était pas préparé à ce rôle de grand-père, mais il s'en moquait. Il improviserait – ce ne devait pas être si compliqué après tout – et cela mettrait fin à sa solitude quelques temps au moins.
* * * Comme ils en avaient convenu, sa fille vint lui amener Nathan la semaine suivante, en fin d'après-midi. Timothée insista pour qu'elle reste un peu, le temps de prendre un café ensemble. Ils discutèrent pendant une bonne demi-heure, et Timothée essaya d'en apprendre le plus possible sur la vie de sa fille qu'il n'avait jamais vu naître ni grandir. Il put ainsi savoir qu'elle gagnait très bien sa vie, occupant un poste à haute responsabilité dans une entreprise multinationale, et qu'elle avait divorcé du père de Nathan deux ans auparavant. Il l'appréciait beaucoup, et se reconnaissait dans son caractère et sa manière de parler. « Elle vient bien de moi ! » constata-t-il avec émerveillement alors qu'elle lui expliquait ce qu'elle allait faire à New York.
Quand elle fut partie, il rejoignit Nathan, qui jouait dans le salon avec le petit train qu'il avait emporté avec lui pour cette semaine. Il l'observa quelques instants, le sourire aux lèvres, jusqu'à ce que l'intéressé remarque qu'il n'était plus seul. - Alors, Nathan, tu t'amuses bien ? Son petit-fils se contenta de hocher la tête timidement. - Pas trop triste de passer une semaine sans maman ? - Oh non, comme ça, elle pourra pas me gronder ! s'exclama l'enfant avec malice, ce qui fit glousser son grand-père.
Timothée laissa Nathan jouer tranquillement jusqu'au soir, et réfléchit toute la nuit aux activités qu'il pourrait proposer à son petit-fils. Il décida finalement de l'emmener en promenade dans la ville, et surtout dans les galeries marchandes où ils étaient susceptibles de rencontrer des magasins spécialisés dans les jouets ou dans les sucreries. Le petit Nathan étant d'un naturel très joyeux, il accepta volontiers, au grand bonheur de Timothée. Du haut de ses sept ans et demi, il faisait déjà très bien la conversation, et n'hésitait pas à dire franchement ce qu'il pensait. Dans un fameux commerce de jouets, Timothée lui avait présenté une peluche, et il n'avait pas hésité à répliquer que celle-ci était affreuse et qu'il ne pourrait jamais s'endormir le soir s'il possédait un tel doudou. - Eh bien, c'est bon à savoir ! avait déclaré son grand-père, hilare. Mais ce qui suscitait le plus l'intérêt de ce dernier, c'était la simplicité à travers laquelle son petit-fils concevait le monde. Il n'y avait aucun problème impossible à résoudre, et manifestement, la vie était belle pour lui. C'est ainsi que Nathan lui demanda un jour s'il avait déjà été amoureux. - Oh oui, bien sûr, répondit Timothée s'arrêtant aussitôt de sourire, ce que ne manqua pas de relever Nathan. - Ah bon ? Et alors, pourquoi tu es tout triste ? Elle est morte ? - Non, enfin pour être franc, je ne sais pas. Mais en tout cas, elle n'était pas amoureuse de moi. Nathan parut ébahi - Ah bon ? Mais comment ça se fait ? Tu ne lui as pas dit ? - Bien sûr que si, mais elle n'a pas voulu de moi... Timothée regretta aussitôt d'avoir entamé cette conversation, se demandant pourquoi il expliquait tout ça comme il l'aurait fait avec ses amis les plus proches, à un môme qui n'avait même pas huit ans. - Je comprends pas. Pourquoi si elle sait que tu es amoureux d'elle, elle est pas amoureuse de toi aussi ? Cette remarque redonna le sourire à Timothée. - Je n'en sais rien. Je ne comprends pas non plus.
* * *
Timothée savoura encore davantage cette semaine en compagnie de son petit-fils qu'il ne l'aurait imaginé. La joie de vivre de Nathan était contagieuse. Au fil des jours, il redécouvrait ainsi des plaisirs qu'il semblait avoir oublié. Ils visitèrent un zoo, dégustèrent des crèmes glacées et des viennoiseries dans des cafés ombragés, et assistèrent aux divers spectacles de rue que des artistes en mal de public se proposaient de réaliser. Il était heureux, même s'il aurait été incapable lui-même de dire pourquoi. L'image de Lola ne lui apparaissait plus souvent dans l'esprit, et quand il y repensait, il ne ressentait plus la vague de tristesse et de douleur qu'il avait l'habitude d'éprouver, quand il avait encore dix-sept ans. De même, l'angoisse et l'appréhension liée à la perspective de devoir quitter ce monde dans quelques mois finit par le quitter, Timothée était désormais résolu à vivre chacun de ces derniers instants aussi intensément qu'il le pourrait, et peu importe ce qui suivrait. Il n'avait toujours aucun souvenir des cinquante dernières années qui s'étaient écoulées, mais il s'en moquait. Il était content d'être là où il était, le reste était sans importance. « Peut-être que je perds effectivement la tête, songeait-il des fois. Mais au moins, je suis un fou heureux. »
* * *
Bientôt, Nathan dut repartir. La semaine était passée tellement vite. Timothée sentit la peine envahir son cœur, quand sa fille vint se présenter à sa porte. Il n'avait vraiment pas envie de se séparer de son petit-fils. Elle, en revanche, était étonnamment enthousiaste. Cette fois-ci, ce fut elle qui l'invita chez elle pour prendre le café. Manifestement, son fils lui avait manqué. « Et elle n'a pas l'air mécontente de me voir non plus » nota Timothée. Elle voulut savoir ce qu'ils avaient fait tout au long de la semaine, ce que Nathan et lui se firent un plaisir de raconter. - On dirait que vous vous êtes bien amusés, déclara-t-elle avec un sourire. - C'est le moins qu'on puisse dire, rétorqua Timothée. Que veux-tu, il faut bien profiter du peu de temps qu'il me reste ! Sa fille le toisa d'un air sévère. - Ne sois pas si pessimiste. Si ça se trouve, il te reste encore quelques années à vivre ! On ne peut jamais savoir avec ce genre de maladies ! Timothée secoua la tête. - Non, le médecin m'a clairement fait comprendre qu'il ne me reste que six mois, grand maximum. Devant la mine désappointée de sa fille, il ne put s'empêcher d'ajouter : - Mais ce n'est pas si grave, au final. J'ai eu une vie correcte, j'ai pu fonder une famille, je n'ai pas grand-chose à regretter. Et puis, je n'ai jamais autant profité que depuis que je connais ce délai. Je t'assure, le monde est indéniablement plus coloré et attrayant quand tu sais que tu vas le quitter bientôt. - Mais arrête papa ! Tu sais la recherche scientifique progresse à une allure folle, peut-être qu'ils trouveront un.... Timothée cessa de voir et d'entendre sa fille. Une sensation étrange s'empara de lui. Ses jambes flanchèrent, et il eut l'impression de s'écrouler, puis de chuter dans un puits sans fond. Il était aspiré, et il n'arrivait même pas à se débattre.
Cette chute lui parut durer une éternité. Son heure devait être arrivée, plus tôt que prévue. Il acceptait cette fin avec sérénité – de toute façon, il aurait passé de longues journées à s'ennuyer, sans son petit-fils pour lui tenir compagnie. Il regrettait seulement que ces derniers instants se déroulent sous les yeux de sa fille et de Nathan. Il allait leur manquer, sans aucun doute. Il aurait aimé qu'ils n'assistassent pas à son agonie. Sa fille... Il n'avait pas osé lui demander son prénom, pour ne pas l'inquiéter quant à sa santé mentale. Peut-être aurait-il dû, malgré tout. En tout cas, il avait l'impression d'avoir appris à la connaître au cours de ses deux visites, ce qui était déjà bien, étant donné la courte durée de celles-ci.
- Timothée, tu vas être en retard ! Il ouvrit les yeux, incrédule. Cela faisait longtemps, très longtemps qu'il n'avait pas entendu cette voix. Et en même temps, elle lui semblait extrêmement familière. Sa mère entra sans toquer à la porte de sa chambre. - Allez, on se dépêche, Tim ! fit-elle en ouvrant les volets et en appuyant sur l'interrupteur. Timothée était partagé entre abasourdissement et ébahissement. Il ne comprenait pas, et ne voulait pas comprendre ce qu'il s'était passé. - Qu'est-ce que tu as à sourire bêtement comme ça ? Tu te moques de moi ?
* * * Ce matin-là , Timothée retrouvait avec plaisir le confinement dans le tramway, l'odeur de transpiration qui y régnait, et même la pluie battante qui s'abattit sur lui quand il fut dehors. Il pétillait de bonheur, avait envie de chanter et de danser, de rire et de crier. Il avait dix-sept ans, et rien ne semblait plus important. Il avait à nouveau toute la vie devant lui, tous ses rêves encore à portée de main. Mais surtout, il avait la ferme intention de savourer et de la croquer à pleines dents, quoiqu'elle lui réserve. L'avenir ne semblait receler plus aucun événement qui pourrait le chagriner. Il avait comme l'impression qu'il ne connaîtrait plus que la joie et la bonne humeur.
Quand il poussa la porte en bois du lycée, qu'il aperçut les visages de ses amis, et même de ceux qu'il appréciait moins, il eut envie d'exploser de joie. Il allait retrouver ces gens avec qui il avait l'habitude de passer toutes ses journées. Il allait continuer à discuter et à rire avec eux pendant les pauses, à manger à la même table le midi. La perspective de revivre ces moments qui faisaient partie de sa routine le mit dans un état proche de l'extase. Timothée redécouvrait la vie. Lorsqu'il s'approcha d'eux, ses amis le regardèrent d'un drôle d'air, repérant son comportement inhabituel. « Ils doivent se demander ce qu'il m'arrive... », se dit-il.
Et puis elle apparut dans son champ de vision. Son cœur se mit à battre la chamade, comme à chaque fois qu'il la voyait. Elle lui jeta un coup d’œil, il lui sourit, et elle lui rendit son sourire. Timothée savait qu'il l'aimait encore. Mais il ne ressentait plus de peine, et ne voyait pas pourquoi il aurait dû en ressentir.
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