De nos jours, pour aller du Havre à Honfleur, il suffit de prendre le pont de Normandie et le voyage est fait en une petite demi-heure. Si vous avez l’ âme à batifoler, vous pouvez emprunter l’ ancienne route d’ Oudalle pour atteindre le pont deTancarville et, en longeant la falaise de Gonfreville l’ Orcher, à gauche, et le canal de Tancarville, à droite, vous pouvez profiter du paysage bucolique de la Normandie profonde: ses vaches, ses champs à perte de vue. Oui; et ses kilomètres carrés d’ ensembles pétroliers dont l’ odeur à , depuis longtemps, fait oublier celle des campagnes. Mais j’ ai envie de vous parler d’ une autre Normandie: celle de mon enfance. Le pont de Tancarville a été extrêmement important, a son époque. La rive gauche ( Eure-Calvados) et la rive droite ( Seine- maritime ) étaient deux pays étrangers l’ un à l’ autre. D’ un côté comme de l’ autre, en face, c’ était « d’ l’ aut’ côté d’ l’ iau « ! Mais avant les ponts, me diriez-vous ? ( n’ hésitez pas, dites-le ) . Avant les ponts, on prenait le bac. Le bac de quillebeuf, qui était plutôt éloigné et dont on disait qu’ on ne pouvait jamais savoir s’ il fonctionnait ou non, et le bac du Hode, face à la falaise de Gonfreville. Celui- là était sûr, même quand on était obligé d’ attendre son tour deux à trois heures, en été. Pour un Normand du pays de Caux, le voyage à Honfleur était aussi important que celui de La Mecque pour un musulman. Il y avait un rituel ! D’ abord, le faire savoir à tout le monde; pensez donc ! Aller à Honfleur, c’ était montrer qu’ on avait les moyens de penser aux frivolités ! La veille de votre départ, les voisins défilaient chez vous , comme s’ ils venaient juste d’ apprendre la nouvelle . - ‘ Alors, la mère- heuuu ( tout le monde s’ appelait la mère- heuuu puisque tout le monde se connaissait ) , y paraît qu’ vous allez vouère Honfleur ? Pourriez-ti point m’ ram’ner un pain d’ brie, d’ là -bas ? ‘ Nota : la variante masculine devient ‘ le père-heuuu ‘. Le pain brie était, et est toujours,une spécialité de Honfleur. Un peu l’ équivalent de la tour Eiffel à Paris: si vous ne rameniez pas de pain, c’ est que vous n’ aviez pas été à Honfleur. Les futurs voyageurs prenaient un air grave et sortaient la liste déjà établie : - ‘ Combien j’ vous-en mets, la mère-heuuu ? Un gros ? Nan nan ! Pas la peine ! Vous m’ payerez au r’ tour ! ‘ Je me souviens d’ un de ces voyages qui avait pris une importance incroyable car il avait été organisé pour que nous y allions en famille: les cinq de chez nous, mon grand-père, ma grand’mère , cousin, cousine et leur fille. Rendez-vous boulevard de Strasbourg de très bonne heure, pour prendre le car de la CNA qui faisait la navette vers Honfleur. Imaginez les sacs de victuailles, les nombreuse bouteilles ( l’ histoire se situe en Normandie ), les p’tites laines, le nécessaire et l’ inutile . Une sorte de joyeux exode, quoi. On a eu de la chance : nous sommes arrivés à Honfleur un peu avant midi . Bon. Les petits ports, les bateaux, la mer, les petites ruelles typiques, on connaissait, on avait les mêmes chez nous. Non. Nous, nous allions, comme tout le monde, à la ‘ Grand’ cour ‘ C’ était un petit verger situé en hauteur de la ville. Un beau petit verger avec des pommiers, de la bonne herbe grasse et haute, des tables et des bancs en bois, une mare à canards, et LE hangar. L’ entrée était payante. Comme justification de son paiement, chacun recevait un petit bol en grès. On passait l’ entrée et, instantanément, les éléments mâles de tous les groupes s’ évaporaient ! Oh, c’ est un tour de magie que j’ ai vite compris….. Munis de leur précieux petits bols, les hommes fonçaient, comme pour une urgence, rejoindre la queue, toujours longue et sans cesse renouvelée, qui se tenait sous LE hangar. Là , un paysan blasé était assis à côté d’ un gros fût et remplissait, sans cesse, les bols qui se tendaient nerveusement devant son nez. Calvados à volonté ! C’ était compris dans le prix d’ entrée ! Aussitôt servi, l’ heureux détenteur d’ un bol plein rejoignait lentement la queue, à pas lents, en sirotant son bol à petites gorgées de dégustateur, histoire de le faire durer jusqu’ au retour au robinet… Nous, les enfants, on barbotait dans la mare aux canards. L’ occasion de prendre un bain. Dans une eau boueuse, certes, mais abondante ! Les femmes papotaient, exactement de la même façon qu ‘ elles le faisaient la veille, de fenêtre à fenêtre. Pas trop tard dans l’ après-midi ( il y avait l’ horaire du car et du bac à respecter ). Les femmes reformaient leurs sacs, rameutaient les enfants et avaient la lourde charge d’ aller récupérer les hommes , quelque part dans la file d’ attente. J’ avais bien conscience que c’ était là leur plus lourde charge…Il semblait, selon eux, qu’ on avait bien le temps, ‘ pas vrai ti- George ?’ et que le dernier bac suffirait bien. Il suivaient quand même. En traversant la ville, les femmes sortaient leurs listes de commandes et nous faisaient entrer avec elles dans une boulangerie . Tous les gosses en sortaient avec des brassées de pains brie. On se les coltinait jusqu’ au terminus de la CNA. Dans le car, les femmes avaient l’ air d’ avoir achevé un marathon . Les hommes, eux, fonçaient à l’ arrière du car pour continuer leurs souvenirs de guerre. Je ne sais pas pourquoi, mais le voyage de retour me paraissait toujours plus long….. Le lendemain matin, le défilé des voisines commençait. Chacune recevait son pain et, en prime, les détails de notre merveilleux voyage. Mon père, lui, déclarait le soir, en rentrant du travail, qu’ il se sentait l’ envie de faire un petit break dans sa consommation ordinaire …….
Alphonse Allais, écrivain humoriste né à Honfleur, disait : - Quand, du Havre, on peut voir Honfleur, c’ est qu’ il va pleuvoir. Si on ne le voit plus, c’ est qu’ il pleut.
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