Il est 19h. Je suis dans mon salon, devant mon ordi, ma fille a 23 ans, elle fait des lasagnes à la betterave. Je vis seule, mon fils est parti travailler à Deauville. Comment dire à ma poulette que je n’aime pas du tout ce légume rouge. Elle est en train de le cuisiner avec de la viande hachée et des oignons. Rien que d’y penser ça me soulève le cœur. Ne soyons pas bornée, il se peut que ce soit bon après tout ! Pharrell Williams chante Happy, relaxons-nous ! Je ne sais pas si c’est la pensée du plat en train de se préparer ou une maladie qui couve, j’ai soudain le tournis, et une envie de vomir très désagréable. Je ferme les yeux. Me suis-je évanouie ? Quand je me réveille, je suis toujours dans le salon, mais le décor a changé. Je suis bien assise dans le canapé mais, mon ordi n’est plus sur mes genoux. Rien n’est pareil, mais pourtant tout est familier. Je ferme à nouveau les yeux. Quand je les rouvre, même impression bizarre. Les meubles ne sont pas à la même place, d’ailleurs le canapé n’est plus rouge, mais vert anglais. Je regarde autour de moi, les murs sont recouverts de ce papier peint affreux, à rayures blanches et bleues, que je détestais. J’entends les enfants dans la cuisine :
- C’est toi qui mets les assiettes ! - Non, c’est toi. C’est ton tour, je l’ai fait hier ! Mon fils a une petite voix de bébé ! Je me lève avec précaution, je me sens bizarre. Je me dirige vers la cuisine. L’entrée est à nouveau beigeasse. Le salon est redevenu la salle à manger, et je vois mon fils, qui doit avoir onze ans, rouge de colère. - Je ne le ferai pas ! Maman, Charlotte ne veut pas mettre la table. Sa voix chantonne, comme à chaque fois qu’un enfant veut « rapporter » une bêtise faite par le frère ou la sœur, à un des parents. Je me rappelle, ça avait le don de m’exaspérer, mais là , je suis presque contente de réentendre cette musique. - Arrêtez de vous disputer. Charlotte c’est à toi de mettre les assiettes. Ma petite puce est offusquée : - Tu lui donnes toujours raison, c’est ton chouchou. Vu l’air satisfait et taquin d’Axel, je me dis qu’il y a baleine sous gravier, ou anguille sous roche, si vous préférez. - Est-ce que je dois tirer au sort la prochaine fois ? Méfiez-vous ce sera peut-être toujours le même qui mettra la table. Axel répond aussitôt : - Je suis d’accord, demain, on tire au sort. Et il s’empresse de disparaître dans le salon télé. Charlotte prend un air dégouté en me regardant : - J’en ai marre, c’est toujours moi qui fais tout ! Je me suis laissée emporter par la scène, mais je savoure avec délice, ce qui est pour moi un retour en arrière. Charlotte a de nouveau 16 ans, et Axel 11 ! Florian descend les escaliers, il arrive vers moi et m’embrasse. - Ça va mon amour ? Ce salaud m’a quittée du jour au lendemain sans tambour ni trompette. J’ai un mouvement de recul. - Tu n’es pas bien réveillée ma petite chérie. Je regarde le calendrier, qui est à la même place, lui. Nous sommes en 2007 ! J’ai fait un bond en arrière de sept ans ! Je deviens complètement folle. Ai-je rêvé ma vie depuis 2007, ou est-ce vraiment un retour dans le passé ? Les lasagnes cuisent dans le four, le plat italien classique visiblement. Ce qui est étonnant, c’est que je sais tout ce qui va arriver dans les sept prochaines années, c’est assez horrible finalement. Par contre, quel plaisir de retrouver mes enfants plus jeunes, c’est mieux que des films ou des photos. Je regarde ma fille mettre la table avec attendrissement. Ça la contrarie visiblement : - Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça, je la mets, la table. - Excuse-moi, ma petite louloute, je n’ai pas été gentille avec toi. Ma petite Charlotte est rose de plaisir, elle aime encore les câlins, ça ne va pas tarder à s’arrêter. Je me dirige vers le salon, où Axel regarde un épisode de Naruto Shippuden, une série d’animation japonaise, que je trouve particulièrement débile. https://www.youtube.com/watch?v=8-KtCeJoyOw
Là encore, je le regarde, toute émue. Il est tout petit, ses joues sont rebondies, je ne peux résister à la tentation de le prendre dans mes bras. Il se love contre moi, c’est encore un bébé, rien à voir avec ce qu’il deviendra bientôt : un grand gaillard brun, frisé avec du poil aux pattes ! Je m’assois près de lui, et je ferme les yeux en caressant ses cheveux lisses. Le tournis me reprend, pourtant je me sens bien.
Quand je rouvre les yeux, je ne suis plus du tout au même endroit. Je suis toujours assise sur le canapé vert, mais je suis dans mon ancien appartement, et les cheveux que je caresse, sont très très fins, et …blonds ! C’est ma fille, elle a environ deux ans ! Elle suce son pouce en se touchant le nombril. C’est une habitude qu’elle a perdue en grandissant heureusement. Elle est adorable dans son pyjama rose, elle regarde la télévision avant d’aller se coucher. Il y a Philippe Gildas qui présente le journal sur Canal Plus. Elle est blottie, prête à s’endormir, elle sent bon. De chaque côté du meuble télé, il y a deux immenses fenêtres, je peux presque voir l’endroit où j’habiterai dans une vingtaine d’années. Vingt ans ! Est-ce possible que le temps passe si vite ? Les gens plus âgés me le répétaient sans cesse :
- Profite de tous les instants, notre vie passe tellement vite ! Soudain, je me rends compte que mes parents doivent toujours être en vie ! C’est formidable, je vais pouvoir leur parler à nouveau ! Je me lève un peu trop vite au goût de ma petite fille, et je me précipite vers le téléphone. J’appuie sur les touches correspondant à leur numéro que je ne compose plus depuis si longtemps déjà ! Je reconnais la petite musique que la succession de ces nombres provoque dans le téléphone : sol sol ré, mi sol ré mi ré. Après plusieurs sonneries, ma mère répond : - Allo ? - Oh Maman, je suis tellement contente de d’entendre ! - C’est Béryl ? Qu’est-ce qui se passe ? Il y a quelque chose qui ne va pas bien ? - Si, si, je vais très bien, je suis heureuse d’entendre ta voix, c’est tout ! - Tu es heureuse d’entendre ma voix ? Et bien voilà autre chose, tu as l’air bizarre. Elle s’adresse soudain à mon père, qui doit être intrigué par mon coup de fil. - C’est ta fille, je ne sais pas ce qui se passe, tu veux lui parler ? J’entends le bruit d’une chaise qu’on déplace, et la voix de mon père que je n’ai plus entendue depuis 17 ans. - Ouaih, qu’est-ce qui t’arrive, grande saucisse ? Je pleure à chaudes larmes, je ne veux pas les inquiéter pourtant.
- Tu pleures ? Mais qu’est-ce qui se passe bon dieu ? - Rien, j’ai épluché des oignons, et j’ai fait brûler mes lasagnes. Le mensonge est grossier, mais je ne peux pas leur dire que je viens de repartir 21 ans en arrière ! - Ce con de Jean-Marc n’est pas encore rentré ? Mon père n’aimait pas tellement mon ex-mari, il n’avait pas tort. - Non, il ne va pas tarder. Bonsoir, je vais m’occuper de Charlotte.
- Ok on se rappelle demain. C’est pas grave pour ton souper, vous boufferez du pain et du sauciflard ! Allez je t’embrasse ! Moi aussi, je vous embrasse tous les deux, vous me manquez tellement. Mon attitude inquiète Charlotte, je me rassois et je la prends dans mes bras. Je vais lui lire une histoire pour la calmer. Elle finit par s’endormir, et moi aussi.
Quand je me réveille à nouveau, le décor a encore changé, mes mains sont ridées, et je suis dans les bras d’un homme aux yeux bridés. D’où vient-il celui-là ? Je finirai donc ma vie avec un asiatique ? Il me sourit. Je pose ma tête sur son épaule, il a l’air très gentil celui-là . - Tu te rends compte mon Amour, que demain, nous fêtons nos 80 ans !
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