Maman traversait la cité d'un pas ferme, épaule contre épaule avec ma sœur aînée qui soutenait le même pas qu'elle. Puisqu'elle avait retiré son tablier noir et sa blouse à gros carreaux bleus pour revêtir sa robe d'urgence grise, c'est qu'il y avait une bonne raison. Elle me tenait fermement par le poignet et je suivais la cadence. Une femme l' interpella, de sa fenêtre, à voix forte : - Où c'est-ti qu'on va comme ça, la mère-euu ? - J' vais au château lui répondit maman, d'un ton ferme et définitif. - Haaa.... fit la femme qui comprenait, ayant du elle-même avoir fait le même parcours. La cité était traversée et nous nous trouvions à l'entrée du petit chemin carrossable qui menait au château. Bien sur, tout le monde avait coutume de l'emprunter, un jour ou l'autre, puisque c'était un bon raccourci pour rejoindre le bourg, Mais nous nous sentions toujours en faute et avions coutume de presser le pas, à la hauteur du château. Cette fois-ci, dûment investis d'une excellente raison pour prendre le chemin, maman nous fit marquer un arrêt et procéda à son petit check-list habituel : elle se pencha sur moi, m'examina d'un œil critique et, comme d'habitude, sortit son mouchoir qu'elle humecta rapidement sur le bord de sa lèvre et me le passa avec fermeté sur le museau, en me faisant un peu mal, comme d'habitude. Ensuite, elle enleva un de ses peignes de son abondante chevelure noire et tenta une fois encore, sans conviction, de ramener en arrière la mèche qui me tombait sur le front. La sentence habituelle tomba : - Na ! Pendant ce temps-là , ma sœur aînée avait arrangé le long ruban accroché à ses cheveux. Instant émouvant que celui où, arrivés devant le château, nous avons viré brusquement à droite pour nous diriger vers la grande porte de service qui devait avoir plus de vitres à elle seule que toutes celles de notre appartement réunies. Je ne sais pas si c'était l'instinct ancillaire, mais tout le monde savait parfaitement que c'était à cette porte et aucune autre qu'il fallait s'adresser en cas de besoin. Nous avons monté les quelques marches de pierre permettant d'accéder au petit porche d'entrée. Maman, regarda par une vitre et frappa en criant , d'une voix peu ferme : - Y a du monde ? - Oui, qu'est-ce que vous désirez. Nous demanda une voix qui nous arrivait derrière nous. Nous nous sommes retournés tous les trois, dans la position peu habituelle de ceux qui ont l'air d'accueillir celle qu'ils vont voir. Nous étions en face d'une dame d'une cinquantaine d'années, cheveux gris, courts et emmêles. Elle était vêtue d'un gros pantalon de travail glissé dans des bottes de caoutchouc et d'une chemise canadienne en lainage à carreaux. Nous étions devant Madame la Comtesse d' H..... Maman était une femme qui n'avait pas froid aux yeux, mais comme la majorité des gens de sa couche sociale, un titre l'impressionnait. Elle voulut faire des phrases qu'elle n'avait pas l' habitude de construire et s'emmêlait quelque peu. La comtesse avait l'habitude, elle. - Vous avez un coup de téléphone urgent à passer ? - Euh..oui, c'est ça. Mon autre fille......douleurs ...oreilles....déjà eu...docteur Kurnack...Harfleur.. Madame la Comtesse n'écoutait plus depuis longtemps et était entrée dans le hall de service. D'un geste, elle nous fit signe d'entrer aussi et nous fit un autre signe pour nous indiquer où nous arrêter. Sur le mur, face à nous, une splendide boîte en bois verni était accrochée, avec un lourd combiné posé sur une fourche ouvragée et une jolie manivelle sur le côté. J'admirais avec quelle aisance elle se mit à faire tourner la manivelle, puis à décrocher le combiné qu'elle plaça contre son oreille. - Oui, bonjour, Mademoiselle. Voulez-vous me passer le numéro du docteur Kurnac, à Harfleur.....Merci. Elle attendit quelques secondes et tendit le combiné à maman qui n'eut pas assez de ses deux mains pour le traiter comme il convenait. Le docteur eu le droit à un long historique sur des maux qu'il connaissait bien pour les avoir déjà traités et dû réussir à placer quelques paroles, puisque maman s'arrêta net pour conclure par un : - Bien. Merci Docteur. On vous attend. Puis, en tendant le combiné à Madame la Comtesse: - Il a dit qu'il viendrait dès qu'il le pourrait et que, en attendant, on..... - C'est très bien. Et la Comtesse raccrocha le combiné. Maman se tortillait un peu, mal à l'aise : elle ignorait comment il fallait s'y prendre pour proposer du pognon à une Comtesse, en dédommagement d' un coup de fil. Madame la Comtesse avait très bien compris, vu le regard rigolard qu'elle avait pendant que maman s'empêtrait de nouveau en triturant son porte-monnaie - C'est bon, madame. Je ne demande jamais rien pour ce genre d'appel. Maintenant, veuillez m'excuser, j'ai du travail qui m'attend. Et elle nous raccompagna jusqu'à la porte.
J'avais appris une chose . Je savais pourquoi, maintenant, tout le monde, dans ma cité, disait que Madame la Comtesse avait toujours l'air de se foutre de votre gueule lorsqu'elle vous parlait.
|