- Bien ! fit-il. Venons-en au sujet qui vous intéresse. Que savez-vous de l'amour ? - Mais, répondis-je surpris et légèrement alarmé, ne serait-ce pas plutôt à moi de vous poser cette question ? - Ne vous impatientez pas. Je sais la question que vous désirez me poser. Avant de vous en fournir la réponse, je dois d'abord m'assurer que vous possédez l'érudition nécessaire pour la comprendre et l'expérience suffisante pour l'apprécier. » Me trouvant devant un fait accompli, et ne m'étant encore jamais fait prier pour disserter sur ce qui m'intéressait le plus au monde, je me mis en devoir de lui exposer mes connaissances sur l'amour. J'essayai de les résumer et de les présenter à mon interlocuteur le plus succinctement possible car, si j'étais heureux de faire montre de mon savoir, j'étais encore plus impatient de juger le sien. Hélas, chaque fois que je croyais pouvoir omettre un détail pour aller plus vite, je me rendais compte qu'il me fallait, au contraire, en citer plusieurs autres ou remonter à un fait que j'avais omis, ou encore rappeler une découverte que j'avais faite avant d'en arriver au point où je m'étais arrêté. Je lui donnai de nombreuses définitions de l'amour plusieurs étant les miennes. Ensuite, je lui présentai mes idées et mes travaux. Je débutai par l'amour de Dieu, en lui soulignant l'indécence de cette tentative quand (c'était mon cas, vu la situation) on ne pouvait l'entreprendre qu'en quelques mots. Cette dernière remarque arracha à Gagzden un sourire empreint d'une étrangeté qui dans d'autres circonstances m'eût fait tiquer mais qui, dans mon empressement présent, ne réussit pas à interrompre le cours de mes pensées. Je continuai en parlant de l'amour maternel et, réciproquement, de l'amour filial. Je louai les sentiments qui leur sont accordés tout en attirant l'attention sur les problèmes psychiques associés à cet affection. (J'avais, en prononçant ce dernier mot, dit : « affliction ». Ce lapsus eut le don de soutirer encore un sourire à mon auditeur mais, cette fois-ci, sans être entaché d'aucune nuance désagréable.) Je passai rapidement sur l'amour paternel et l'amour entre copains, celui qu'on appelle, plus généralement, « amitié ». Ces deux derniers sujets n'étaient pas, comme on dit, dans mes cordes, n'ayant connu, ni père, ni ami. L'amour des animaux me permit d'être plus éloquent bien que je le limitasse à quelques exemples afin de mieux m'étendre sur celui dont j'étais spécialiste : l'amour entre l'homme et la femme. J'y inclus le viol, aspect lié à certaines conditions pathologiques ; j'y inclus quelques unes de ses variétés, comme l'homosexualité et j'y inclus la haine, qui en est le domaine le plus voisin. Pour chaque type d'amour, après en avoir, comme toujours, donné les définitions, je remontais aux premiers travaux scientifiques effectués par des savants dont les plus influents avaient été pour moi, Henri Beyle et Charles Ducros. J'en revenais ensuite, à nos connaissances actuelles en y ajoutant naturellement les miennes. Je décrivis les expériences que j'avais mises au point, les interviews conduites auprès des malades du cœur que j'avais guéris ; je rapportai toutes les observations que j'avais faites, sans lésiner sur les détails les plus intimes. Je dévoilai les sentiments que j'avais fait naître et cultivés dans mon lit, bouillant de luxure. Je complétai cela par l'énumération des températures mesurées, des tensions artérielles enregistrées, des vapeurs condensées, des sécrétions examinées, des déchets éliminés, des mots pesés, des paroles envolées, des phrases analysées, des respirations accélérées, des souffles coupés, des soupirs étouffés et des cris arrachés. Enfin, je présentai fièrement les résultats que j'avais déduits de ce labeur titanesque. Chaque fois que je faisais une pause, le petit homme me disait : « Est-ce tout ? » et, évidemment, je lui répondais que non. Ce qui me conduisit à lui présenter les grandes lignes de ma dernière étude sur la structure de l'amour. Je fus ainsi amené à révéler les différents composants de l'amour en même temps que leur rôle dans l'établissement de la théorie - disputée - expliquant la croyance - discutable - de la stabilité de leur ensemble, non seulement dans un état lié - ou état matrimonial - mais aussi dans un état libre, dit célibataire. Je lui fis une peinture précise de la passion, la souffrance, la joie, la peur, l'obsession, la jalousie, la honte, la créativité, la création et la mort. Gagzden m'écoutait avec la plus grande attention sans jamais, toutes les fois que je m'arrêtai, se départir de son : « Est-ce tout ? » et moi, de mon point d'honneur à répondre que non. Je continuai donc en détaillant les nombreuses façons de procéder pour accomplir la transmutation qui, selon les principes éternelles de l'Alchimie Divine, nous permettent d'achever cette chrysopée vitale visant à faire l'amour. J'énumérai les types de caresses et genres de baisers dont on se sert en général dans cette opération ; j'en soulignai les propriétés physiques, et en indiquai les valeurs chimiques et morales. N'étant pas un théologien, j'omis d'élaborer sur les vertus ou les vices de ces dernières ; je fis seulement remarquer que les premières jouent dans le coït, un rôle semblable à celui d'un catalyseur dans une réaction chimique avec formation d'un autre corps. Après que l'inconnu m'eut encore une fois répété : « Est-ce tout ? », je lui fis rapidement la démonstration du théorème que j'avais inventé : « La puissance de l'amour est proportionnelle au carré de son intensité, avec un coefficient de proportionnalité qui dépend de la résistance des cœurs en présence. » Il en fut si séduit qu'il en oublia, cette fois-ci, sa question pour me déclarer : « Je vois que votre savoir est profond et que vous méritez de connaître le Secret de l'Amour. » Retenant ma respiration, j'attendis qu'il parlât mais Gagzden demeurait subitement silencieux.
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