Ce texte fait suite au défi de la semaine, découvrez les autres ici :
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Nous sommes samedi soir et je regarde la RTBF, notre première chaîne nationale belge. Le joli minois d’une présentatrice blonde, ancienne miss Belgique, vient m’annoncer le début du tirage du Lotto. Oui, je pense toujours qu’elle ne s’adresse qu’à moi. C’est mon petit plaisir. Je luis souris niaisement et la remercie d’un murmure. De sa cuisine, ma femme Amélie m’impose de couper le son, sous prétexte que le joli brin de voix de cette ancienne reine de beauté lui tape sur les nerfs. D’autant plus que c’est pour nous annoncer des numéros que je n’ai sûrement pas joués, comme d’habitude. Je sais qu’elle est juste jalouse ; c’est normal, elle a toujours été complexée avec son timbre de canard enrhumé.
Après un franc brassage, les boules multicolores sont extirpées de la grosse bulle de verre. À chaque chiffre, mon cœur bat de plus en plus vite. Ma respiration devient courte à la cinquième boule et je suis totalement en transe à la sixième pour perdre connaissance à l’annonce du numéro complémentaire.
Ma femme revient dans le salon, les mains encore humides, après une longue vaisselle pour laquelle elle vient me chercher pour l’opération de séchage. Elle est prête à pousser une gueulante car je n’ai pas répondu à ses diverses sollicitations verbales. Mais elle me trouve, occupé d’embrasser le tapis de sa grand-mère, et elle se précipite à mes côtés afin de me filer deux baffes, en espérant secrètement pouvoir toucher l’assurance-vie si je ne réagissais pas. J’ouvre les yeux à nouveau et découvre un profond regret dans son regard. Mais ce dernier s’estompe rapidement lorsque je lui annonce : « On a gagné le gros lot ! ».
Là , c’est Amélie qui fait un malaise. Couchée sur le sofa, sa bouche entrouverte me sollicite pour une réanimation. Mais les relents d’ail de notre salade grecque bloquent toute tentative d’approche. Je me contente d’attendre en embrassant mon ticket. À nouveau conscients et calmés à coup de tisane à la verveine, nous discutons des projets à échafauder. Tous nos rêves semblent enfin pouvoir se réaliser.
La blondinette avait annoncé un gain de trois millions d’euros. Notre ami Google nous aide à visualiser les objets de nos désirs : une Ferrari, rouge évidemment, une villa en Thaïlande, un lifting total et des robes Chanel pour Amélie, quelques costumes Armani pour moi.
On va sûrement se faire de nouveaux amis, et perdre les anciens puisqu’ils ne pourront plus suivre le rythme des barbecues en Turquie au lieu des lacs de l’Eau D’Heure, des vacances à Tahiti et non plus Torremolinos, et des soirées au Moulin Rouge au lieu du cabaret de Monique situé à la gare de Mouscron.
Nous nous endormons, un sourire béat aux lèvres. Le billet gagnant est enfermé au chaud dans notre coffre-fort, à côté de la médaille de la communion d’Amélie et l’alliance de mon grand-père, seuls bijoux de valeur que nous possédons, signes d’une vie modeste, vie qui changera bientôt ! Je rêve de donner ma démission à mon patron, en caleçon et cravate avec une tête de poussin géante, cela devrait plaire à mon pote Donald.
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À titre amical, je paierai à ce dernier une opération pour se débarrasser de ses pieds palmés. Le pauvre, pas facile de trouver des grolles taille cinquante-neuf !
Le lendemain, je me rends triomphalement chez le libraire en bas de ma rue. Je lui remets le morceau de papier avec un large sourire. Sans me jeter un regard, le commerçant l’introduit dans une machine qui affiche sans surprise « GAGNE », et s’éloigne. L’homme termine avec une petite dame assez âgée, qui crie au lieu de parler et tente de compter ses piécettes rouges pour parvenir à payer son quotidien à un euro vingt. Exaspéré par cette attente, je sors une poignée de monnaie de ma poche et règle le solde manquant. Je peux me le permettre, je suis riche maintenant ! La dame m’adresse son plus beau sourire, arborant un nouveau dentier aux dents trop blanches pour être d’origine. Bon prince, je lui réponds avec un petit signe de la main.
Le libraire, enfin libéré, revient s’occuper de mon cas et annonce.
« Vous avez cinq numéros. Félicitations ! - Vous devez vous tromper, j’en ai six et le complémentaire. - Non. Vous avez coché le treize au lieu du dix-huit et le vingt-cinq au lieu du vingt-six. Votre gain est de près de dix mille euros. »
Là , je suis comme un enfant à qui l’on a promis un séjour à Disneyland et qui doit se contenter de la plaine de jeu communale. Le commerçant s’étonne de mon dépit et propose :
« Vous pouvez donner le tout à une œuvre de charité si vous préférez. »
Il est fou cet homme ! Mieux vaut avoir des miettes de gâteau que pas de gâteau du tout. Il me fait remplir des papiers et je donne mon numéro de compte. Pas de cérémonie avec champagne, ni de photo avec un chèque en carton plus gros que moi. Non, c’est réservé aux gagnants du premier rang.
Il me faut annoncer la nouvelle à Amélie. Elle va encore me prendre pour un nase. Finalement, elle reste philosophe et me ramène les pieds sur terre. J’avais oublié que c’est pour cela que je l’aime encore !
Des changements sont tout de même intervenus dans notre existence. On a acheté une Lada avec toutes les options, qui sont en fait les équipements de série sur les autres voitures, une caravane dans les Ardennes, un relooking pour Amélie, sans intervention chirurgicale, des costumes et des robes de chez Tati. J’ai acheté dix paires de chaussures pour Donald, faute de pouvoir lui payer l’opération. Mais surtout, je me suis acheté une paire de lunettes pour lutter contre mon problème d’astigmatisme, un écran de télévision plus grand et un casque. Ainsi, je ne ferai plus de fausse joie !
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