Les premières lueurs de l’aube négocient à leur rythme de jaillissement l’effleurement des cimes des tentes et s’apprêtent à investir la cité toute entière. Elles se mêlent en harmonie solennelle aux échos des voix successives des muezzins qui appellent à la première prière du jour. Cette alliance donne à l’instant une atmosphère de ferveur et de fascination. Un nouveau jour commence et relègue le destin d’une nuit qui s’effiloche lentement, entraînant avec elle ses rêves et ses cauchemars. La redoutable clarté du jour s’abat avec vigueur sur la petite cité et chasse les dernières poches de ténèbres encore disséminées çà et là .
De la mosquée, un appel final pour l’accomplissement de la prière vient d’être prononcé. Tous les hommes sont restés à l’intérieur de la maison d’Allah. Un seul en est sorti.
Le village, inerte, dort encore. La terre dort. Aussi. Des traces humaines ça et là depuis la soirée qui vient de s’écouler. Aucune trace fraiche, humaine ou animale, ne se dessine encore sur le sol.
L’homme, très vieux, plus de quatre-vingts ans, marche lentement. Il est vêtu d’un boubou dont la couleur tire désormais vers le gris ; de son bleu de jadis ne restent que quelques soupçons d’ombres ça et là sur la face intérieure. Son visage est ferme, surplombé d’un large front aux rides horizontales. Sa tête recouverte d’un turban blanc immaculé cache une large calvitie.
L’homme porte dans sa main droite une bouilloire. Une vieille bouilloire, pleine d’égratignures sur la surface extérieure. De l’anse du récipient, traine un chapelet que l’homme égrène suivant des mouvements conjugués du pouce et du majeur. La main gauche de l’homme tient en plis les pans du boubou derrière son dos. Le visage de l’homme est sereinement calme. Ses lèvres bougent à cadence minutieuse. Il fait des prières. Des invocations, peut-être. Le rythme de la succession des grains du chapelet indique qu’il s’agit d’une courte supplication. Un seul mot que l’homme s’astreint à répéter. Un nom, peut-être. Un Attribut. L’un des quatre-vingt-dix-neuf Attributs d’Allah.
L’homme s’arrête, regarde à sa droite, puis à sa gauche. Et continue sa marche. Quelques maisons seulement le séparent de la brousse. Sa destination. Il s’arrête encore une fois. Se retourne derrière lui et jette un coup d’œil furtif mais intense sur le village. Tout est calme. L’homme arpente religieusement une grosse dune blanche qui borde le village du nord. Il atteint sa crête s’y tient debout, contemple un moment l’horizon oriental, d’où les premiers rayons du soleil surgissaient depuis peu. Il se tourne une dernière fois et dirige un regard panoramique sur le village. Puis, descend la dune, en continuant sa marche vers le nord.
L’octogénaire doit marcher toute la vallée avant d’atteindre le cimetière du village. A mi-chemin, il se place sous un arbre, remet son chapelet dans sa poche. Il s’assied, en direction du levant, en légère inclinaison vers le nord-est. Il dépose la bouilloire à sa gauche et commence à faire ses ablutions. Il verse de l’eau au fur et à mesure qu’il avance dans ses ablutions. Il lave ses mains, rince sa bouche, son nez, lave son visage, son avant bras droit, jusqu’au coude, puis son avant bras gauche jusqu’au coude. Il verse un peu d’eau dans ses mains, les fait passer sur sa tête, de l’avant, en arrière, puis de l’arrière en avant. Il verse encore un peu d’eau dans ses mains. Il essuie ses oreilles. La main droite et ses doigts essuient l’oreille droite. Celle de gauche essuie l’oreille gauche. Puis, il lave le pied droit, et enfin le pied gauche. La rapidité avec laquelle l’acte a été accompli donne à l’homme, le temps d’un rituel, la vigueur et l’engagement d’un adolescent. L’homme se met debout, en gardant la même direction, lève ses mains, en parallèle, jusqu’au niveau des ses tempes, et prononce : ‘’Allahou Akbar’’. Il entame une prière surérogatoire de deux rakaat. Il termine sa prière. Il se repose, un long moment, sous l’arbre, puis reprend le chemin du cimetière.
La fraîcheur matinale se prolonge encore. Quelques nuages empêchent ce soleil de novembre d’émettre toute sa chaleur sur terre. L’homme arrive au niveau de la rangée où sont enterrés les siens. Son père, son grand père et toute la lignée ancestrale, sa mère, sa grand’mère, ses arrières grand-mères, ses oncles et ses tantes, bref toute sa famille, sa vraie famille, celle qu’il a connue, dans son enfance, ensuite dans la vigueur de sa jeunesse. Parmi ceux-là des personnes qu’il n’a jamais connues, d’autres qui l’ont vu naître, mais avaient quitté le monde avant qu’il ne grandisse. Il s’assied un long moment face à la tombe de son père, pose sa main droite sur la stèle avec grand émoi. La stèle était en béton armée, sur laquelle étaient incrustés une prière pour la Clémence Divine, en plus du prénom, des dates de naissance et de décès du défunt père. L’homme murmure une longue récitation. Puis, il entame un long monologue. Il parle à son père. Il lui raconte des tas de choses, semble-t-il. Ensuite, il se dirige vers sa mère, refait le même rituel qu’il a fait sur la tombe de son père.
Il visite tous les autres membres de sa grande famille. A chaque fois, le même geste. Ensuite, il se faufile entre les autres tombeaux. Il s’arrête, souvent devant une tombe, chapelet à la main, récite une sourate, la répète plusieurs fois, implore Allah, pour que Sa Miséricorde comble celui qui gît en ce lieu. Ses arrêts se font désormais en cascade. Là , c’est la tombe d’un proche ami décédé, il y a quelques années. Il se souvient des différentes époques où ils ont vécu ensemble. Celle de la mahadra où celui qui n’est aujourd’hui qu’un tas d’ossement, sous terre, était un surdoué, capable de mémoriser la plus longue qasida, en écoutant sa lecture une seule fois. Cet autre ami mort, il y a quelques mois, il le revoit, vêtu de deux boubous superposés, l’un bleu indigo, l’autre blanc, tout parfumé, avec une barbe si bien taillée, marchant majestueusement sur le Pont Faidherbe à Saint Louis. Son sourire radieux lui revient, l’écho de sa belle voix, quand, adolescent il psalmodiait la poésie panégyrique. Un recueillement devant la tombe de chaque ami. Toute une enfance qui ressurgit, des moments joyeux et d’autres tristes se convoquent, défilent, en déferlante, dans la tête du vieil homme.
Le soleil réapparaît un peu plus brûlant, à travers les nuages. L’homme reprend sa bouilloire, qu’il a laissée auprès des tombes de ses parents, fait un signe d’au revoir aux siens et quitte le cimetière. A la maison, on s’inquiète déjà du retour de vieil homme.
Son épouse sait bien qu’aujourd’hui, vendredi, c’est la journée de sa visite hebdomadaire du cimetière. Mais, depuis quelques temps son mari passe un peu plus de temps que d’habitude dans ses visites. Depuis quelque temps, aussi, elle sait que son homme parle très peu. Et n’accorde désormais plus aucun intérêt au monde d’ici-bas. Aux discussions familiales, il n’intervient que pour rappeler l’insignifiance de la vie. Ce désintérêt a commencé à le gagner au fur et mesure que le village perdait l’un de ses amis.
L’épouse, assise à l’extrême ouest de la tente, au milieu de son petit royaume, fait d’un dispositif impressionnant d’ustensiles, des malles regorgeant d’affaires de tout genre : amulettes, vêtements, bonbons, biscuits aux parfums d’encens, logeant pêle-mêle parmi les tas d’autres choses si affectueusement rangées, s’attendait déjà depuis quelques instants à entendre les murmures de son homme à l’arrivée. Il est là , juste derrière la tente.
La femme fait signe à sa fille aînée et lui dit de préparer à boire pour son père. Au moment où la fille, obéissant, s’occupait à faire du zrig, sa mère lui chuchote :
‘’ Il faut essayer de convaincre ton père, sans trop pousser le débat, de surseoir à sa ziyara hebdomadaire, il n’est plus en âge de soutenir ce rituel. En plus, la ziyara ajoute davantage de solitude à sa vie, sans parler du poids qu’elle lui fait porter.’’
La fille écoute. Le vieux rentre. Il s’assied sur un petit matelas, au milieu de la tente. Il ôte le turban, réajuste un coussin sur lequel il pose sa tête et se couche sur son dos. Après un moment, sa fille s’approche, la calebasse de zrig à la main. Elle caresse un peu le pied droit du père, lui tend la main pour l’aider à reprendre la position assise et lui sert la boisson. Le vieux prend la calebasse, entre ses deux mains, commence à boire, en observant un répit après une ou deux gorgées. Repu, il rend la calebasse à sa fille qui avale le reste du lait.
L’homme sort un Coran du fond de livres, rangés en pile dans un petit meuble à proximité. Il ouvre le Livre Saint à la page d’où ressort un fil de tissu marque-page. C’est là où il a arrêté hier sa lecture : la sourate de la Caverne.
Sa fille qui était sur le point de lui suggérer d’abandonner la visite du cimetière, se ravise et attend un moment plus propice. Ce n’est pas quand il se plonge dans cet univers qu’il faut l’entretenir sur cette question.
Après la lecture, la fille s’approche de son père, lui masse les pieds. Des livres entreposés, elle extrait un livre de poésie. Elle lit un poème classique de l’époque antéislamique. Au cours de sa lecture, à voix haute, elle feint une fausse déclinaison grammaticale. Son père la tance, en lui rappelant la règle, qu’elle vient d’enfreindre. Ce rappel le conduit à une longue digression poétique dans laquelle il énonce à chaque fois la preuve attestée, dans tel vers, par telle ou telle autre référence littéraire.
Le visage du vieux commence à recouvrer des rayons de jeunesse au fur et à mesure qu’il avance dans sa prolixité poétique. Il s’assied. En pleine forme, désormais, plein de vivacité, il relate comme s’il en était témoin, les détails les plus subtils du contexte dans lequel le poète a composé ce fameux poème épique.
-La guerre d’El Bessouss ! Tu n’as jamais entendu parler de cette guerre qui a éclaté, bien avant l’avènement de l’Islam, entre deux tribus arabes, cousines germaines, et qui a duré quarante ans ? El Bessous, poursuit-il, est le prénom de la femme à laquelle on attribue cette épopée. El Bessouss était propriétaire d’une chamelle qui paissait dans un domaine du Roi Kouleyb. Un jour, le Roi Kouleyb, en promenade dans sa chasse gardée, entra en grand courroux quand il vit la chamelle d’El Bessouss paître dans son aire sans son aval. Il tua la chamelle immédiatement, et la nouvelle se propagea, dans la cité, tel un éclair. Prenant connaissance de l’acte du Roi, El Bessouss se dirigea vers son neveu, Jessass, pour solliciter son soutien et sa revanche. Jessass décida d’assassiner le Roi Kouleyb. Après quelques jours Jessass tua Kouleyb et la guerre dura quarante ans.
Quant au vers que tu as lu tout à l’heure, il fait partie d’un célèbre poème composé par un personnage connu pour sa sagesse et son courage et qui a toujours essayé d’œuvrer pour une pacification entre les deux tribus en conflit. Ibn Oubad, c’est son nom. Il est également l’auteur de l’expression devenue, par la suite, un adage célèbre : une guerre où nous ne revendiquons, ni chameau, ni chamelle ! Mais, celui-là , après avoir observé une neutralité pendant de longues années, en refusant de s’impliquer dans un conflit qui n’était pas sien, à fini par devenir partie prenante lorsque Ezzir Salem, frère vindicatif de Kouleyb, a assassiné son fils, pour, dit-on, la courroie de la chaussure de son frère Roi, tué par Jessass.
Soudain, la mère de la famille dit que le repas était prêt. La fille saisit l’occasion de cette trêve pour aborder le sujet qu’elle murissait depuis le matin.
-Mon père, tu es sûr que la visite du cimetière ne te cause pas beaucoup de fatigue, lui dit-elle ?
-Aucune fatigue, ma fille, ne résiste à la compagnie des parents ! Elle s’évapore aussitôt, ma fille ! Aussitôt, ma fille, dès que je suis parmi eux ! Ma place, aujourd’hui, est là -bas, dans l’autre village. Le village inhumé sous cette dune blanche, là -bas, c’est cela mon village, ma fille. Non seulement tous les parents que j’ai connus, et la majorité des personnes avec lesquelles j’ai vécu habitent dans cette demeure-là , ma fille. J’ai désormais plus d’amitiés, de connaissances de l’autre côté, que j’en ai ici, dans votre village.
Avant que le repas soit servi, le muezzin appelle pour la grande prière du jour. Le père de la famille reprend sa bouilloire, fait ses ablutions et reprend le chemin de la mosquée.
Abdelvetah Ould Mohamed
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