Le Passé sonne toujours deux fois
Nous sommes vendredi soir et un orage se déchaîne à l’extérieur. Que je suis heureuse d’être au chaud dans le creux de mon canapé devant un bon feu de cheminée et enroulée dans ma vieille couverture tricotée par ma grand-mère. Je lis un bon polar. Page 360 sur 497, je saurai bientôt qui est le meurtrier. Soudain, la sonnette de la porte retentit. Ce n’est pas possible, je n’attends personne ! Une seconde sonnerie. Mais quel est le fou qui est dehors par un temps pareil ?
La couverture sur le dos, je m’en vais ouvrir la porte, espérant secrètement que l’importun aura passé son chemin. Apparemment non car je me trouve face à un homme en pardessus sombre et chapeau à la Indiana Jones, trempé de la tête aux pieds.
« Bonjour Madame, avez-vous déjà pensé à votre mort ? »
Ouh, il est bizarre celui-là ! Se serait-il pris un coup d’éclair sur la tête ? Non, j’ai l’impression que c’est une sorte de prédicateur car il a une serviette contenant sûrement toutes sortes de brochures prônant l’expiation avant la fin du monde.
« Non. Pas pour le moment … bien que je lise un roman policier et que la victime a été retrouvée dans un sale état ! - Et bien, je vous propose des solutions pour envisager cela sereinement. Puis-je entrer ? »
Je me sens piégée. De plus, je constate que ses mains sont bleues de froid et que ses lèvres tremblent légèrement. Il n’a pas l’air méchant et son timbre de voix est chaud.
« Oui, suivez-moi ».
Je l’amène jusque dans la salle à manger et l’invite à s’asseoir. Il me demande la permission de se dévêtir un peu. J’acquiesce en espérant que ce n’est pas un gogo dancer envoyé par mes collègues du bureau très farceuses. Non, il enlève son pardessus et son chapeau. Je peux enfin détailler ses traits, assez agréables je l’avoue. Ses cheveux se raréfient sur les tempes et le dessus du crâne et une coloration sombre semble couvrir de manière imparfaite une tendance au blanchiment capillaire. Ses yeux amande me scrutent derrière ses lunettes maculées de grosses gouttes de pluie. Je suis alors prise d’un trouble inexplicable.
Il fouille dans sa serviette et me remet une carte de visite portant le nom « Sébastien Lamouche ». Mais oui ! Ce nom me fait redevenir une gamine de quatorze ans, avec son appareil dentaire, ses cheveux bruns trop vite gras, ses grosses lunettes et ses boutons d’acné … celle qui regardait Sébastien avec des yeux doux et papillonnants. Mais celui-ci m’a ignorée, me préférant les jolies blondes à qui les mères payaient de bonnes crèmes et du maquillage permettant de masquer ces imperfections d’adolescentes en fleur.
C’est pourquoi j’ai été surprise le jour où il m’a invitée à faire une partie de bowling ensemble.
« Vraiment ? Tu es sûr ? »
Il a insisté et nous nous sommes donné rendez-vous sur place le samedi suivant. Comme j’étais excitée ! J’ai passé bien deux heures dans la salle de bain, empruntant le vernis à ongles, le mascara, le rouge à lèvres de maman après avoir âprement négocié avec elle. J’ai sorti mes escarpins rouges, réservés aux grandes occasions, et la robe que j’avais portée lors du mariage de ma cousine. Je ne savais pas si c’était la tenue idéale pour jouer au bowling mais tant pis !
Mon père m’a déposée devant l’établissement. J’ai fait une entrée majestueuse, ralentissant volontairement chacun de mes mouvements et avançant délicatement comme si une cour royale allait se presser devant moi. J’ai aperçu mon prétendant qui me faisait signe d’approcher. Il était avec plusieurs amis, hilares. Il m’a expliqué qu’on attendait les filles invitées par ses potes et que chaque couple jouerait séparément. Les autres sont arrivées peu après moi et j’ai pu constater que, comme moi, elles ne faisaient pas partie des prétendantes les plus convoitées du lycée.
Avant de commencer la partie, les garçons se sont retirés en aparté et ont discuté longuement en jetant des regards furtifs vers nous. Finalement, ils sont revenus et nous sommes allés nous inscrire. Pendant que je troquais mes escarpins contre d’horribles chaussures puantes aux couleurs criardes, j’ai entendu la discussion des garçons. L’un d’eux a lancé : « Sébastien, t’es trop fort ! Tu gagnes le pari haut la main. On te paie la partie. C’est pas possible d’être aussi moche tout de même. Pauv’ fille ! »
Là , mon sang s’est glacé dans mes veines et je suis restée immobile, bouche bée quelques secondes. J’ai enlevé les godasses pas encore lacées et suis repartie en courant dehors, mes escarpins en main, passant en trombe devant Sébastien, sans lui adresser un seul regard. De toute façon, il n’y aurait trouvé que des larmes et du mépris.
Depuis lors, je suis restée très méfiante envers la gente masculine. Tous ceux qui s’approchaient de moi et tentaient une quelconque flatterie se voyaient rapidement rayés de mon agenda. C’est pourquoi, à l’heure actuelle, je suis toujours une célibataire endurcie.
Et voilà qu’aujourd’hui, je me retrouve face à cet ancien beau du lycée, ce bourreau des cœurs et notamment du mien, qu’il a piétiné sans vergogne sans se préoccuper des ravages qu’il a causés. Troublée quelques instants, je reprends mes esprits et écoute son laïus.
Monsieur Lamouche est devenu un petit représentant en assurances vie. J’aurais presque préféré qu’il se soit converti dans la religion qui aime envoyer ses ouailles sonner aux portes des mécréants. Au moins aurait-il appris le repentir et peut-être solliciter mon pardon. Il semble ne pas m’avoir reconnue d’ailleurs. Il est vrai que mon appareil dentaire n’est plus qu’un mauvais souvenir, que ma peau est désormais uniforme, que les lentilles ont remplacé mes lunettes et que mes cheveux ont pris une teinte blonde grâce à ma coiffeuse adorée.
Il insiste lourdement sur les risques de mourir brutalement, sans avoir pensé à préparer ses obsèques, sur la douleur des familles dans ces cas-là et parfois leur désarroi financier face aux frais à engager pour nous enterrer dignement. Bref, une conversation très joyeuse entrecoupée par des coups de tonnerre. Vous imaginez l’ambiance. Je tente de dévier du sujet afin de découvrir un peu sa vie privée. De façon détournée, j’apprends qu’il est divorcé depuis deux ans, qu’il paie une pension alimentaire faramineuse à son ex et vit seul. Je tente alors une proposition :
« Demain soir, une amie organise une fête costumée. Il me faut un cavalier. Je vous invite et je signerai peut-être un de vos contrats. - D’accord. Quel est le thème de la soirée ? - Les hommes s’habillent en femmes et inversement. Vous verrez, on va bien s’amuser. - Parfait ! J’aimerais juste connaître votre prénom. - Bien sûr. Je n’ai pas de carte de visite mais je m’appelle … Véronique.»
Je ris intérieurement car c’est le premier prénom qui m’est passé par l’esprit et c’est celui du chat de ma voisine. Pour finir, je lui donne le lieu et l’heure et il sort en me serrant fermement la main.
Le lendemain, j’enfile un costume en queue-de-pie que j’ai loué pour l’occasion et j’attends Sébastien devant la porte de Dorothée. Il sort de sa voiture et se dirige vers moi, en robe mi-longue couleur vieux rose. Il se croque les chevilles sur des talons aiguille. Pour parfaire son déguisement, il porte un chapeau à fleurs. Il s’approche et me fait face. Je lui souris en lançant :
« Magnifique ! Je suis épatée. Entrons. »
Je sonne et c’est Dorothée qui nous ouvre. Je lui adresse un clin d’œil complice en prenant Sébastien par le bras pour le traîner à l’intérieur ! Arrivé dans le salon, l’homme se retrouve en plein milieu d’une dizaine de femmes qui se mettent à le siffler et le railler, se moquant sans vergogne de ses jambes très velues, lui retirant son chapeau pour se mettre à lui compter les cheveux, lui pinçant les fesses pour en tester la fermeté. Sébastien me jette un regard d’incompréhension.
« Voilà , tu sais maintenant ce que c’est d’être humilié. Tu ne te souviens pas de moi ? - Non. Je devrais ? - Je m’appelle Isabelle Beguin ! »
Son regard fait apparaître une tentative de réminiscence.
« La partie de bowling ! »
Là , ses yeux s’écarquillent et sa bouche s’ouvre toute seule.
« Et voici quelques unes des autres filles invitées ce jour-là pour faire partie, malgré nous, d’un concours dégradant. - Nous étions jeunes. Ce n’était qu’un jeu d’adolescents. - Mais tu ne t’es jamais dit que j’avais pu en être blessée ? - Désolé ! Je te demande pardon. - D’accord. Mais il faut expier ses fautes. Allez les filles ! »
Nous nous ruons tous sur le représentant et lui retirons sa robe de force puis nous le poussons vers la porte d’entrée jusqu’à ce qu’il soit sur le seuil, en caleçon et chaussettes. Juste avant que je claque la porte, j’entends :
« Et pour le contrat ? »
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