Sevrage
J’ai l’impression d’attendre dans ce couloir depuis une éternité. Pourtant celle-ci ne m’effraie pas, au contraire. Un être maigrelet et rayonnant s’approche finalement en annonçant :
« IL vous attend. Entrez »
Je le suis et pénètre dans une salle immense, baignée d’une douce lueur provenant de tous les murs. Je prends place sur l’unique siège libre. À ma gauche, se trouve mon ange gardien. Il me sourit et cela me rassérène. Le « Grand Patron », comme tout le monde l’appelle ici, me regarde. Son visage est sans âge, pas de barbe immense comme dans les clichés classiques, ni de drapés trop larges masquant difficilement un embonpoint marqué. On est loin de l’image d’Epinal imposé par un certain Michel-Ange. Il s’adresse à moi :
« Comment t’appelles-tu ?
- Ame numéro 27 011 976.
- Bien, je me suis entretenu avec 7562 qui m’a expliqué un peu ton parcours. Maintenant j’attends ta version. Je t’écoute donc.
- Tout a débuté en 37 après Votre Fils. Je suis né dans une famille puissante et j’ai hérité du pouvoir. À partir de là , tout a basculé. Une colère puissante m’a envahi au point de tuer ma propre mère. Ensuite, je n’ai pas épargné les premiers chrétiens. Que j’ai aimé les entendre prier avant leur exécution ! Puis, on m’a dépossédé de mon pouvoir et j’ai retourné cette colère contre moi en me suicidant. Mon nom est resté dans l’histoire, je me prénommais Néron. Ce fut ma première expérience terrestre.
- C’est là que l’on m’a désigné à tes côtés. On a longuement échangé, discuté, intervient 7562.
- Oui. Je suis resté tranquille quelques siècles et cela m’a soudainement repris. C’était déjà le XVème siècle et je suis devenu matelot sur un navire à l’étendard caractéristique ; noir orné d’une tête de mort. Les autres marins nous craignaient. J’étais animé par une terrible convoitise, celle qui vous bouffe les tripes et vous pousse à toutes les extrémités. J’étais capable de n’importe quel crime pour obtenir les richesses d’autrui. Moi et mes camarades, borgnes, unijambistes ou cul-de-jatte, nous avons décimé des flottes entières et récolté des trésors à faire pâlir Harpagon, jusqu’au coup d’épée qui me fut fatal. Après, tout s’est enchaîné très rapidement, et sans que je m’en rende vraiment compte. J’étais devenu dépendant de ce que la Terre peut apporter.
- Oui, j’ai eu beaucoup de mal à me faire entendre pendant cette période !
- Je suis redescendu au début du XVIème siècle, dans une famille riche. J’évoquais Harpagon tout à l’heure … et bien j’étais son portrait craché. Je n’ai fait qu’amasser des richesses, les enfermant dans un coffre à quintuple tours. Mon fils était venu implorer mon aide pour éponger une dette de jeu et je l’ai jeté à la rue. Il s’est vu couper la main et m’en a un peu voulu. Finalement, un jour, il est revenu me solliciter pour quelque argent, en m’offrant une bouteille de vin. Je l’ai dégusté et il s’est avéré qu’il était empoisonné. Là , j’ai appris qu’un linceul n’avait véritablement pas de poche.
- Tu t’en es remis difficilement mais tu es reparti rapidement malgré toutes mes remontrances.
- Le XVIIème siècle était bien entamé et j’ai eu la chance de côtoyer le Roi Soleil en France. Je faisais partie de sa cour et de ses courtisanes. Notre seul mot d’ordre était de prendre du plaisir. Les orgies étaient régulières, le temps de reprendre notre souffle et on recommençait. Il est évident que ces folies laissent des traces et c’est une maladie vénérienne, la syphilis, qui a eu raison de moi.
- Ta vie suivante a été plus calme.
- En effet, j’étais une rentière dans le courant du XVIIIème. Pas de folies bestiales ni de rage, je coulais une vie paisible. J’aimais me prélasser dans mon lit ou sur le canapé, servie par mes nombreux domestiques. Je n’avais aucun but dans la vie. Je rêvais, je lisais. J’ai fini par ne plus sortir et ne plus avoir l’envie de me nourrir. Mais j’ai oublié que le corps avait besoin d’un minimum pour rester en vie. Je me suis donc endormie et je suis revenue ici.
- Tu as fait une drôle de tête à ton retour ! Tu ne me croyais pas lorsque j’évoquais ton trépas pendant ton sommeil.
- Je ne m’étais pas rendu compte que j’étais allé si loin. Je n’ai pas eu besoin de me reposer longtemps avant que cela me reprenne. Cette fois-là , je me suis retrouvé dans la peau d’un colon anglais, en pleine Inde, au début du XIXème. On venait de débarquer depuis une dizaine d’années, avec la conviction profonde que nous étions supérieurs à cette populace sous-développée avec des rites immondes, totalement hérétiques. Ils possédaient des richesses insuffisamment exploitées en raison de leur bêtise. Nous étions les blancs, les forts, ceux qui savaient et, eux, n’avaient rien à nous apporter. Là -bas, j’ai attrapé une maladie tropicale. Nos médecins anglais m’ont apporté les meilleurs soins, sans résultat. J’ai refusé la médecine locale, primitive et j’ai passé l’arme à gauche dans d’atroces souffrances.
- Pourtant, leur médecine t’aurait sauvé !
- La vanité m’a aveuglé. Ensuite, j’ai vu la société humaine évoluer très vite et j’ai rechuté.
- À mon plus grand regret !
- Les Etats-Unis, je n’y avais pas encore posé mes valises astrales. J’étais un américain moyen, avec un job moyen, une vie solitaire et sédentaire. J’ai adopté le régime traditionnel, le plus en vogue en cette fin de XXème siècle : la nourriture rapide, le « fastfood » comme ils disent. Dès que je voyais une publicité à la télévision, sur internet où je passais tout mon temps libre, dans les toutes-boîtes ou simplement sur l’énorme panneau d’affichage posté en face de mon petit appartement miteux, je ne pouvais résister à l’appel de leurs frites hyper salées, leurs hamburgers rivalisant en taille et taux de glucides. Le tout bien évidemment arrosé de soda contenant plus de sucre que les boîtes de Tirlemont. Dix années d’un tel régime soutenu ont eu raison de mon palpitant qui ne parvenait plus à faire louvoyer mon sang au travers des divers amas de graisse qui tapissaient mes artères. Je pesais alors 550 kilos, j’ai failli apparaître dans le livre Guinness des records de l’année 2006 mais un mexicain m’a volé la vedette.
- Quelle célébrité macabre !
- Ne te moque pas.
- Bien ! intervient le Patron, âme numéro 1. Tu comprends maintenant pourquoi on les appelle les sept capitaux ?
- Oui. Je les ai tous expérimentés, c’était plus fort que moi. Mais on apprend de ses erreurs. Je vous assure, je suis sevré à présent. On ne me verra plus chuter et envier ces pauvres âmes toujours en proie à leurs pulsions intrinsèques.
- Bon. Je constate que tu es prêt à passer à l’étape suivante. Je te promeus au rang d’âme marraine. Tu aideras et guideras les autres. À moins que tu préfères assumer ta mission auprès des âmes incarnées. C’est plus difficile mais nous cherchons des volontaires.
- Je préfère rester ici. Un ange gardien ! Avec les ailes et tout ?
- Mais tu les as toujours eues ! me dit-Il avec un clin d’œil. »
Là , je jette un coup d’œil rapide dans mon dos pour constater en effet que je possède bien ces fameux attributs mythiques. J’étais tellement occupé à regarder en bas, que j’en avais oublié de lever les yeux et chercher à m’élever. Adieu la Terre donc ! Tu m’as nourri, tu m’as appris, je prends maintenant mon envol. Je suis sevré de ton lait maternel si addictif pour nous, les âmes !
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