A Ziguinchor, le fleuve s’apaise, s’océanise. Prés du soir, le soleil y déverse un isthme long de lumière dépolie. Elle enduit de sa paix le fronton de la ville et les murs bigarrés du « Tirailleur manchot .» Le « Tirailleur manchot » est un estaminet produit par l’assemblage, incidemment plaisant, de toutes sortes de couleurs, de matériaux, de voix et de tressaillements. Famara Cissé était le manchot! Il était l’un des derniers tirailleurs de l’armée française.
C’est le vingt trois septembre mille neuf cent cinquante trois, soit trois jours après l’embuscade Vietminh, que le tirailleur Cissé fut amputé d’un bras. Le vingt deux septembre, en province d’Annam, dans une base arrière française, il profitait, avec une partie de sa section, de quelques heures d’extinction de guerre. Le soir même, au cours d’un de ces rites d’ablution de l'horreur et des peurs, Marian, le légionnaire Polonais, sembla le défier… « Un homme ça boit debout! » « Un homme ça ivre-meurt debout! » Famara décida alors qu’il ne tomberait pas avant le polack…
A travers quatre faibles clignements de cils, lui apparut la silhouette en pied de Marian. Elle était appuyée sur le tronc d'un manguier, la face rose brouillée par une grappe d’orchidées. Alors, telle une navette à ramarder, la main de Famara - celle qui ne tenait pas la bouteille de vodka- s’insinua entre les mailles du filet de camouflage, écumé par les flancs d’un camion assoupi. Il referma les yeux, et ses jambes flanchèrent sans qu’il tomba à terre.
Le lendemain matin on le décrocha du filet, son bras avait reçu la couleur de la mort.
C’est trois jours après l’embuscade Vietminh qu’on amputa le tirailleur Cissé de son dernier bout de guerre.
Pendant vingt et un ans au « Tirailleur manchot » le bras restant de Famara, continua de faire clapoter la vodka. Pendant vingt et un ans la bouche de Famara relata aux mêmes oreilles éteintes, le récit de l'embuscade qui, disait il, vola son bras.
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