Mille fois, celui-ci, à bout de patience, s’est précipité sur nous au bout de quelques minutes à attendre sur le pas de la porte. Il regardait ma mère, puis nous, puis de nouveau ma mère, et ainsi de suite. Et, tout à coup, sans que nous nous y attendions, il sautait sur mon frère et moi. Au milieu des hurlements hystériques de ma mère – elle savait très bien ce qui l’attendait ensuite -, il s’emparait de nous. Objets hétéroclites et restes de nourriture valsaient partout, tandis qu’il nous empoignait l’un après l’autre. Il nous propulsait contre un mur, contre le suivant, jusqu'à ce qu’il nous éjecte au travers de la porte. Au passage, casseroles, poêles, ingrédients ménagers, et même étagères, chutaient de leurs emplacements habituels. L’encadrement de la porte de la cuisine garde certainement encore les stigmates de nos vols planés. Car, souvent, le fait qu’il soit alcoolisé rendait ses gestes approximatifs. De fait, nous atterrissions régulièrement aux abords de celui-ci. Les bleus dû à ces chocs violents étaient fréquents. Et plus d’une fois, j’ai été obligé de mentir au médecin scolaire qui nous examinait à l’école primaire, pour ne pas qu’il soupçonne de quoi il retournait. Je suis malgré tout convaincu que, plusieurs fois, l’idée que j’étais la victime de maltraitance lui a traversé l’esprit. Il a essayé deux ou trois fois de me sonder dans ce sens. Mais je n’ai jamais évoqué ce qui se déroulait réellement chez moi. Silëus et Ygraine non plus, d’ailleurs. D’autant qu’il y a une vingtaine d’années, cette sorte de brutalité ne suscitait pas encore l’empathie de la Société ; surtout dans une petite agglomération comme la notre. Je n’ose en outre pas imaginer les conséquences de tels aveux auraient eu sur ma mère, sur Ygraine, sur Silëus, et sur moi. Je me demande si mon père n’aurait pas préféré tous nous tuer et se suicider ensuite, plutôt que de passer devant un juge et d’aller en prison. Nous n’aurons pas l’occasion de le savoir, puisqu’il n’a pas été confronté à ce cas de figure. En tout état de cause, Silëus et moi parvenions tant bien que mal à franchir l’ouverture menant au couloir. Mon père claquait la porte derrière nous. Et les hostilités entre ce dernier et ma mère pouvaient commencer.
Un épisode, semblable à tant d’autres en apparence, est imprimé en permanence dans ma mémoire. J’avais une quinze ans à cette époque ; Silëus quatorze ans, et Ygraine dix ans : « Alors, salope, a-t’il fulminé ce matin là , tu n’es même pas capable d’éduquer nos enfants correctement. Regarde moi comment tu tiens ta maison. C’est une vraie porcherie. Comment veux tu que j’aie le désir d’y rester, quand je vois son état de propreté. Rien que la cuisine, ça me donne envie de gerber. Et je suis certain que le reste, ce n’est pas mieux. Si j’osais frôler le rebord des meubles de mes doigts, combien de tonnes de poussière je récolterai. Si je regardais sous le canapé ou sous le lit, combien de moutons j’y découvrirai. Des tas, je n’en doute pas… ». Sa voix tonitruante a fini par se perdre, alors que nous avons rejoint Ygraine dans le dressing. Nous l’avons consolé du mieux que nous avons pu, nous préparant nous aussi pour notre trajet en car. Mais cela ne nous a pas empêché de percevoir les râles colériques de mon père. Ils ne s’atténuaient généralement qu’au bout d’une bonne heure de cris et de reproches dont, tour à tour, sa femme, ses enfants, ses propres frères ou sa sœur étaient les victimes. Lorsque mes grands-parents étaient encore de ce monde, eux aussi avaient le droit à leur volée d’injures. Car, bien entendu, tout était toujours de la faute des autres ; jamais de la sienne. Entre deux imprécations, il s’est une fois de plus lamenté qu’il n’avait jamais eu de chance : « Si je bois, n’a-t-il cessé de répéter – je réentends ses propos interminables, et aujourd’hui encore, je suis capable de les rapporter au mot près -, c’est parce qu’on ne m’a pas donné l’opportunité de montrer de quoi je suis capable. Déjà , quand j’étais petit, papa et maman ne se satisfaisaient aucunement des efforts que je pouvais fournir. Que ce soit mes études, mes amis, mes centres d’intérêts, mes projets, ils s’en foutaient royalement. Il n’y en avait que pour Félicien ou pour Edmond, et éventuellement Sylvestre. Elisandre, elle, c’était la petite dernière, donc intouchable. Moi, j’étais le canard boiteux du Clan Saint-Ycien. Ah, Félicien et Edmond, c’est sûr, ils ont toujours été la fierté de la fratrie ! Eux ont réussi. L’un travaille à Paris ; il est vice-président de l’antenne française d’un grand fond de pension américain qui a ses entrées au ministère des Finances, et à la Chambre des Députés. Il est coté en Bourse et possède des parts dans de nombreuses multinationales. Il gagne des millions par an, voyage en jet privé aux quatre coins du monde. Il se prend pour le chef de famille et dirige le Clan à sa guise, comme si nous étions tous les pièces d’un échiquier destinés à servir ses ambitions. Papa et maman le laissent bien entendu faire, trop heureux de se débarrasser de ce genre de contraintes. Ils préfèrent leurs cocktails privés et leurs amis du Rotary Club, leurs parcours de golf et leurs soirées mondaines, plutôt que de s’intéresser aux soucis de leurs enfants. Qu’on ne s’étonne pas, ensuite, qu’Elisandre plane à cent-mille pieds avec ses rêves de gloire continuellement avortés au théâtre et au cinéma. Qu’on ne vienne pas se plaindre que Sylvestre ait choisi de rentrer dans les Ordres et de vénérer un Dieu sur le déclin. Félicien, lui, a beau jeu, de se considérer irremplaçable. Il est l’ainé, et il a toujours été le préféré de papa et maman ; celui qu’on se glorifiait de montrer aux intimes de la Famille, aux connaissances, aux relations, afin de démontrer que la succession était assurée. Quant à Edmond, lui, c’est un grand avocat de la capitale. Il est employé par l’un des cabinets les plus importants de la place de Paris qui a des relais jusqu’aux Etats-Unis Il défend truands et hommes politiques en disgrâce. Il est convoité par tous les chasseurs de tète du XVIème, quand ce ne sont pas des Agences de New-York ou de Londres qui lui offrent des ponts d’or qu’il s’associe à elles. Régulièrement, on voit son nom dans les journaux ou accorde des interviews télévisés. Lui aussi, papa et maman le divinisent pratiquement. Leur star attitrée, le célèbre Edmond de Sain-Ycien, qui fait les gros titres à chaque procès médiatique dans lequel il défend tueur en série, pédophile, baron du grand banditisme. Celui que la presse people s’est arrachée à la mort accidentelle d’Esther, sa première femme, après que sa voiture ait raté un virage sur les hauteurs de Monaco. L’ensemble du Clan a été à ses cotés, lorsqu’il a failli se suicider de chagrin, quand sa « belle américaine » a disparu. On se pose encore la question de savoir si c’est le mauvais sort, si elle ne l’a pas fait exprès, ou si quelqu’un ne l’a pas un peu aidé. Mais, surtout, personne ne doit ressusciter cette histoire !!! Les tabloïdes ont assez harcelé Edmond ! Le pauvre Edmond ! Toujours le pauvre Edmond ! Alors qu’il n’a pas mis longtemps à la remplacer par Sidonie, un ancien top model de dix-sept ans plus jeune que lui, qui lui a très vite mis le grappin dessus. Sans compter que pauvre, comme Félicien, il est loin de l’être, hein ! Moi, c’est vrai que je n’ai pas leur fortune. Me montrer aux cotés de papa et de maman au cours de leurs diners de galas ferait mauvais genre. Tu parles ! Un ancien militaire que son frère ainé a trainé de force au centre de recrutement de Besançon, et qui, une fois son engagement terminé a trainé de petits boulots en périodes de chômage prolongé, il n’y a rien de glorieux. Il n’y a aucun avantage à en tirer. Si leurs relations apprenaient, en plus, que je suis un drogué repenti – un cocaïnomane périmé tout de même ! - que je suis marié à une moins que rien, une alcoolique qui, certes, s’en est sorti, mais qui, aussitôt son sevrage terminé, s’est laissé mettre enceinte par un individu comme moi, ce n’est pas brillant. De ton coté, toi, Adryenne, tu n’a rien tenté pour me venir en aide. Il me restait un an à tirer avant le terme de mon enrôlement dans l’armée, qu’Anthelme était déjà en route. Je remontais la pente, après mes années d’errance dans le milieu de la petite délinquance et de la toxicomanie, je n’aspirais qu’à la tranquillité d’une existence calme et sans problèmes, qu’un nouveau coup de massue me tombait sur la tète. La femme avec laquelle je sortais depuis trois mois, avec laquelle je n’avais pas de projets d’avenir – je ne désirais pas en avoir – m’annonçais qu’elle attendait un enfant de moi. Et il a fallu que j’assume cette paternité que je n’avais pas demandée, puisque papa et maman ont exigé que tu n’avortes pas. C’était contre leurs convictions, ont t’il clamé jusqu'à ce que tu cède. C’est à partir de ce moment là que tout a dérapé dans ma vie. Tu entends, Adryenne ! C’est de ta faute, et de la faute de ces maudits gamins que nous devons élever, et qui nous pompent tout notre fric ; tout mon fric ! Sans oublier mes parents, mes frères et ma sœur, j’ai failli les oublier ceux-là ! J’essaye de faire bouillir la marmite comme je peux. Ce n’est pas facile tous les jours. Le travail, je m’acharne à en chercher, mais il n’y en a pas. De plus, avec le passé sulfureux que j’ai, dans un coin paumé tel que Boussières sur le Doubs et ses environs, où même Besançon, c’est difficile à trouver. Je traine des casseroles derrière moi, et tu crois que tes sempiternelles jérémiades arrangent les choses ? Que te voir pleurer et te lamenter à longueur de temps me donne la niaque ? Quant aux Saint-Ycien, ils ne lèvent jamais le petit doigt pour me tirer de cette mauvaise situation ; ils ne l’ont jamais fait. Nada ! Rien ! Ils font la sourde oreille, eux qui pourtant ont des relations partout dans la région. Eux qui ont des amis entrepreneurs qui pourraient m’embaucher sur des chantiers de longue durée. Pourtant, non ! Ils préfèrent se gargariser de la réussite professionnelle de Félicien ou d’Edmond. Ils préfèrent s’extasier devant les tentatives avortées d’Elisandre et de ses productions artistiques à la mort moi le nœud. La seule fois où ils m’ont secouru, c’est après que j’ai quitté l’armée : pendant près de cinq ans, ils nous ont accueilli, toi, moi, et Anthelme, dans le loft qui jouxte leur propriété, et destiné à l’origine, à loger leurs hôtes de passage. Et encore, tu dois bien reconnaître, Adryenne, que ce n’était pas facile tous les jours. Pour ta part, tu es trop indulgente avec les petits morveux qui nous servent de fils et de fille. Anthelme, qui a en permanence le nez dans ses bouquins, qui passe ses soirées à lire des publications qui me donnent mal à la tète rien que de déchiffrer leur titre. Ou bien, qui écrit des poèmes sans queue ni tète sur les arbres, la forêt, les ruisseaux, les fleurs, ou je ne sais quoi encore. Ygraine, elle, qui sursaute dès qu’une porte claque dans la maison, qui se recroqueville sur elle même quand j’ai le malheur d’élever légèrement la voix, et qui se réfugie systématiquement dans sa chambre quand j’ai l’audace de lui suggérer qu’elle devrait s’affirmer davantage. Et enfin, Silëus, qui n’aspire qu’à une seule chose, c’est de prendre la poudre d’escampette à la première occasion, et de trainer dans les rues avec ses soi-disant « copains ». Ils profitent de lui, oui, plutôt ! Comme ceux-ci savent qu’il a des grands-parents qui ont les moyens et qui le financent régulièrement, ils le rackettent ou l’obligent à leur payer à boire au bistrot du coin ! Il me rappelle un peu moi à son âge. S’il ne finit pas en prison – ce que j’ai réussi à éviter tout de même -, je serai étonné ! ».
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