- « Monsieur…, c’est l’heure. » Soudain, l’air se fige. Une ou deux secondes, pas davantage, s’écoulent avant que ma plume d’oie arrête de gratter la feuille papier de soie qu’elle parcourt frénétiquement. Ma main et mon avant-bras secoués de soubresauts que je ne parviens pas à maitriser, retombent. Ils redeviennent ce poids mort qu’ils n’ont jamais cessé d’être depuis des années. Je relève la tète des dizaines de pages manuscrites qui s’étalent devant moi. Le bureau derrière lequel je suis assis en est jonché. Cela fait des heures que j’y suis assis. Je n’ai pas interrompu un seul instant la rédaction de mes Mémoires. Elles s’y accumulent donc. Maintenant, je ferme les yeux une ou deux secondes. Pourtant, ce laps de temps me parait durer beaucoup plus longtemps. Dix ou vingt minutes peut-être, je ne sais. Aussitôt, des images de mon passé se mettent à défiler. Comme des vagues venant percuter les rochers acérés d’une plage à la nuit tombée, elles déferlent et me submergent. Je sens une légère torpeur m’envahir. Leurs ressacs m’attirent, et mon âme déchirée parait incapable de s’en détacher. - « Monsieur, répète Elias en frôlant mon épaule gauche de ses doigts. Le moment est venu. ». Chaque jour, c’est le même rituel. C’est le seul moyen pour empêcher mes pensées de s’emparer de moi. Sinon, je suis persuadé que celles-ci me pénétreraient inexorablement, et qu’elles essaieraient de m’enchainer aux souvenirs à la fois terribles et grandioses qui les ont engendrés. C’est inévitable, et Elias le sait. La seule manière d’interrompre leurs assauts incessants en dehors de mes séances d’écriture, c’est qu’il intervienne. Il a pour ordre de me distraire, quand il lui apparaît que je suis sur le point de les suivre aveuglément. Il me connaît depuis longtemps, et il sait reconnaître les signes avant-coureurs de mes Odyssées intérieures. Donc, il lui suffit de me toucher, de me parler, de briser la concentration extrême à laquelle mon Esprit est incapable de se dérober, pour qu’il réintègre la Réalité. Il faut dire que je suis souvent sujet à ces enfermements mentaux. Mais, ils sont de plus en plus fréquents. Et je crains qu’un jour, je ne puisse définitivement plus revenir de l’autre coté de cet Univers fantasmatique dont je suis le jouet. C’est pour cette raison que j’écris ; et que j’écris beaucoup. Malgré tout, je parviens une fois de plus – pour combien de temps encore ? – à les repousser. J’ouvre les yeux et mon regard se perd fugitivement au-delà de la baie vitrée qui apparaît à quelques mètres de l’écritoire auquel je suis attablé. J’observe l’horizon gris-jaunâtre qui s’y discerne de manière éphémère. Le ciel proche est en effet encombré de nuages noirâtres et est parsemé d’éclairs d’un blanc étincelant. Leurs zébrures sont presque simultanément accompagnées de grondements sourds se répercutant de loin en loin. Une pluie fine et sale cogne abruptement contre l’immense fenêtre dévorant l’ensemble de l’espace situé devant moi. Les rafales de vent que je devine nauséabond – j’y ai déjà été confronté, bien que je ne sorte pratiquement jamais de mon appartement – se répandent partout. Elles s’engouffrent frénétiquement entre les gratte-ciels aux dimensions titanesques qui se dessinent ça et là . Je perçois leurs hululements se mêler aux déferlements d’eau s’échappant des nuées obscures, ainsi qu’aux détonations assourdissantes du tonnerre. Quand j’y songe, depuis que je me suis installé en ces lieux, il est rare que j’aie connu un jour sans que la pluie ne déferle rageusement sur la ville. Si on peut nommer cet entassement de buildings déchirant les nuages le plus élevés du firmament – à plus de deux kilomètres au-dessus du sol -, ville. Il y a bien longtemps que les cités, telles les Humains les ont bâti depuis l’Aube de le Civilisation, n’existent plus. Elles ont été remplacées par des édifices aux proportions démesurées. Fixées au cœur d’une terre brunâtre sur laquelle plus rien ne pousse, où ni hommes ni bêtes ne peuvent habiter sans être aussitôt secoués de spasmes à cause des émanations sulfureuses empuantissant l’atmosphère, elles sont les derniers ilots de vie viables d’une société humaine en plein déclin. Et encore, ce sont les populations qui ont le privilège de demeurer dans les étages les plus élevés de ces bâtiments qui sont les plus à l’abri des débordements quotidiens du climat. A l’instar des richissimes individus, familles, ou groupes de nantis, je me suis mis à l’abri avant que les événements ne prennent une tournure cataclysmique. C’était avant que la planète ne sombre dans la folie et le chaos. Et depuis, j’y vis en reclus en compagnie d’Elias. Quant aux autres, ils survivent au cœur de leurs bas-étages ou dans leurs entrailles souterraines comme ils peuvent ; mais je n’en sais pas plus à leur sujet… - « Monsieur, on nous attend. - Oui, je sais. Encore un instant… ». Je jette un dernier coup d’œil en direction de la baie vitrée. Tout à coup, un éclair plus lumineux que les autres s’y discerne. Avant qu’il ne s’éteigne, j’ai l’occasion d’apercevoir les multiples voies laissées depuis des lustres à l’abandon cernant les tours de béton les plus proches. Elles s’en éloignent ensuite rapidement, s’éparpillant dans toutes les directions, Puis, elles disparaissent progressivement au sein de la brume polluée qui surplombe les moins élevés d’entre elles. Parallèlement, je visualise brièvement les innombrables crevasses et fissures qui les parsèment. A plusieurs endroits contigus à l’étage où je me trouve, des pans entiers de leurs rebords se sont volatilisés ; attaqués par les bourrasques de pluie tempétueuses, ils s’en sont détachés, avant d’atterrir des centaines de mètres plus bas sous la forme de gravats monstrueux. Je distingue encore des parcelles de ces chemins sans queue ni tète encombrées d’herbes folles multicolores et de broussailles rabougries. Mais surtout, ce que je devine au loin, entre deux nuées couleur de nuit, c’est l’océan. Celui-ci est la proie d’une fureur dévastatrice : sa houle vient frapper la cote avec violence. Elle s’y déverse et emporte parfois avec elle les ruines de bâtisses datant de l’époque où la mégalopole sur les vestiges de laquelle ont été érigés nos refuges se considérait comme le phare du monde. Elle envahit ensuite ses avenues et ses ruelles. Elle se propage jusqu’à des places ressemblant davantage à des gouffres sans fond, que ses flots avalent sans pitié. Puis, elle reflue brusquement, emportant avec elle, ici des centaines de pavés agglomérés, là un fragment de temple de consommation à outrance ; là encore, des véhicules automobiles, des trottoirs, des ou grilles de fer forgé. Ce ne sont pas ces résidus d’une époque pas si éloignée qui me frappent le plus, alors que mes yeux sont éblouis par la zébrure lumineuse déchirant le ciel. Non, ce qui attire immédiatement mon regard se distingue aux frontières de ce paysage apocalyptique. Il s’agit d’une petite ile en grande partie inondée située à moins d’un kilomètre de la cote. L’océan se déchaine continuellement autour d’elle ; il la violente et s’acharne sur elle, comme si elle symbolisait ce que l’Homme lui avait infligé de plus terrible. Mais, surtout, il s’en prend à la titanesque statue, dite « de la Liberté » la dominant. Morcelée, celle-ci git au centre du site : son buste finement ciselé mais rongé par la rouille est encore debout ; la moitié de son visage aussi. Par contre, son auréole, ainsi que son bras ayant autrefois porté les Tables de l’Indépendance » a disparu. La main à laquelle s’accrochait la flamme destinée à éclairer l’Univers manque. Bien que je ne parvienne pas à en cerner tous les détails, je les visualise « intérieurement » parfaitement, comme si je me tenais à proximité d’elle. L’éclair s’évanouit et l’obscurité reprend ses droits. Je n’accomplis aucun geste. Mon visage reste de marbre, mes yeux scrutent la nuit orageuse de l’autre coté de la fenêtre. Mon esprit se nourrit des images de cette nature à bout de souffle. S’y agglomèrent de récentes visions de mon enfance et de mon adolescence tourmentées. Mon regard s’attarde brièvement sur le monceau de documents que j’ai rédigé depuis ce matin. Sur mon bureau, les dizaines de feuillets sur lesquels j’ai jeté pêle-mêle fragments de mon vécu et tentatives d’explications de ce que je suis réellement n’ont pas bougé. De toute manière, comment l’auraient t’elles pu, puisque sauf lorsque mon âme déchaine sa fureur dévastatrice – cela a dû arriver deux ou trois fois au cours de mon existence toute entière -, il n’y a qu’Elias qui est capable de guider mon bras, et donc ma main, vers mon écritoire. Ce n’est qu’ensuite que mes doigts peuvent se mouvoir seuls, qu’ils sont assez agiles pour s’emparer de ma plume d’oie, de tremper son extrémité dans le flacon d’encre de Chine tout près de là , et de gratter le papier. Ce n’est qu’avec l’aide de ma volonté sans faille, qu’avec le concours de la force psychique dont je suis le détenteur, que je les force alors à retranscrire mots et phrases. Mais, une fois qu’ils s’en détachent et que mon bras retombe, inerte, le long de mon corps, ils se vident de l’énergie qui les animait. Mon esprit, lui, continue à tourner à plein régime. Les images qui me hantent presque continuellement ne s’interrompent pas, elles. Pourtant, je ne peux plus les juguler, les canaliser, grâce à eux. Une goutte de sueur froide apparaît au sommet de mon crane presque chauve et ridé. En vain, de mon autre bras – celui qui n’est pas totalement invalide -, je tente d’atteindre cet endroit. Il est aussitôt la proie d’une mini crise d’épilepsie. L’effort consenti afin de le mettre en mouvement a déclenché celle-ci ; comme c’est le cas presque à chaque fois que je le sollicite. J’abandonne alors, épuisé et anéanti. Et c’est Elias qui que précipite à mon secours. Il sort un mouchoir de flanelle de l’une des poches de son pantalon de velours noir. Il me tamponne délicatement le front. - « Je crois que ça suffit pour aujourd’hui, Monsieur, fait t’il ». Je ne réponds pas. Evidemment, il a raison. Je suis éreinté. Ces séances quotidiennes d’écriture me vident. Il le sait autant que moi, même si je préfère qu’il ne soit pas présent à mes cotés au cours de ces dernières. Il connaît mes horaires. De fait, le matin, il me conduit jusqu'à mon bureau, m’y laisse à 9h30 après avoir installé ma main droite à portée de ma plume et de mon encrier. Il revient à 12h30 afin de m’apporter le repas qu’il a passé une partie de la matinée à préparer. Généralement, il s’agit de poulet froid accompagné d’une salade, d’une pomme ou d’une banane, et d’un verre de jus d’orange. « C’est bourré de vitamines, me répète t’il quand j’ai l’audace de rechigner à la vue de ces mets. Et de toute façon, c’est tout ce que nous avons en stock. Je ne vais pas m’aventurer aux étages inférieurs, au risque de m’empoisonner à respirer l’air putride qui y règne. Je ne vais pas non plus sortir du building et me faire assassiner - ou pire probablement – afin de vous dénicher des légumes irradiés ou de la viande contaminée. Les Etrangers à notre étage le font peut-être ; pas moi. ». Puis il repart, s’installant dans la Bibliothèque attenante à mon bureau pour lire tout l’après-midi de vieux romans de gare, ne revenant me chercher qu’à 18 heures. Elias se place derrière moi. Il s’agrippe fermement aux poignées de mon fauteuil roulant. Avant de le reculer pour l’éloigner de mon pupitre, il examine si je suis bien sanglé à celui-ci. Il veille à ce que la couverture qui protège mes jambes atrophiées soit toujours à sa place. Quand ce n’est pas le cas, il la réarrange prestement. Dans la foulée, il éteint la lampe dont le pied est sculpté dans le but de ressembler à une gargouille telle qu’il en existait autrefois sur le pourtour des tours de Notre-Dame de Paris. Immédiatement, la pénombre envahit mon bureau et ses alentours immédiats. Ses rebords sculptés de symboles Maçonniques et Esotériques s’évanouissent. Les Croix Celtiques et les Swastikas dont il est parsemé à ses quatre extrémités se fondent dans la nuit. Et le grincement strident des roues de mon moyen de locomotion remplace le silence sépulcral – et pourtant si apaisant – des lieux. Elias et moi laissons mon écritoire derrière nous. Un instant, l’obscurité est presque totale. Seule une zébrure de l’orage se déversant sur les buildings la fait fugacement reculer dans les recoins les plus lointains de la pièce. Puis, les semis-ténèbres réinvestissent bientôt l’espace. Le craquement du tonnerre se répercute très vite. Les vociférations du vent et de la pluie redoublent. Malgré tout, au bout de deux ou trois mètres, nous pénétrons dans une nouvelle zone de clarté.
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