Requiem pour Mozart
Sur la grande estrade surélevée, les corps de deux musiciens viennent soudainement de se contracter. Une voix qui ne dit pas son âge, pleine de gravité s’élève. La cathédrale résonne au son du Requiem de Mozart. Les deux musiciens se sont effacés à présent derrière des hommes et des femmes vêtus de noir. Le chœur entonne maintenant le chant de Dieu qui emplit l’espace de mystère. Cette tension indescriptible qui soudain s’élève par le son et les poumons des chanteurs, est seule à dominer le lieu.
La voix de l’homme face à son immense gouffre dont il ne sait s’il est vraiment quelque chose, fait trembler le regard de tous ceux qui sont dans la cathédrale. Chacun regarde et pose son attention comme s’il s’agissait de l’ultime musique à écouter, du dernier son qui puisse nous apprendre à nous abandonner à ce que nous ne connaissons pas. Ce nuage de mystère et de noblesse, c’est Mozart qui le répand encore et toujours. Il n’est pas mort en vain, il est mort pour que le chant de la mort résonne partout de son étonnante vérité, celle de l’inquiétude, de l’appel humain de sens, du désir toujours plus fort d’être sauvé. Mais il n’aura pas vécu pour voir ce que son chant a suscité dans les yeux des générations d’après.
Le chef d’orchestre par des mouvements amples et d’une précision infaillible, indique le mouvement. Son visage est plein de cette gravité qui sied à tout chef d’orchestre, il lance des regards inquiets à un de ses violonistes qui depuis quelques minutes est à contre temps. Mais personne dans la foule ne le remarque. Les voix du chœur, révèlent à présent leur puissance, la vie et la mort, la mort et la vie, chantent-elles. Cet incessant va et vient, d’une note à une autre, d’une voix à une autre, d’un silence à un son, transporte les cœurs de la salle. « Requiem, Requiem », entonnent plusieurs ténors. « Repos, Repos », comme s’il s’agissait d’une injonction divine. La voix des ténors donne toute la gravité à la formule. Un jeune ténor est enivré par le chant qu’il émet, son corps se gonfle, sa poitrine prend de l’espace, son visage se métamorphose pour accueillir la musique de Mozart. Les lunettes posées sur son nez sont écartelées par la dilatation de son visage. Elles ne semblent plus avoir leur place, car il n’a pas besoin de voir. On lit dans ses yeux un mélange d’excitation et d’extase, il sort de lui pour venir parler à l’oreille de tous ceux qui sont là attentif. Il préfère particulièrement le moment où sa voix, accolée à celle des autres hommes vient se faire l’écho des voix féminines. A chaque fois qu’il se lance dans une réponse aux sopranos, sa poitrine se gonfle un peu plus, sa voix sort avec une force redoublée, elle prend sa source dans ses instincts.
Pendant ce temps le chef d’orchestre anime l’échange qui se transforme en tempête. Dans cette tempête la voix des femmes et celle des hommes semblent unanimes, égales devant le « Repos » qui est celui de tout mortel. Leurs cris est un cri qui contient tant de choses. Il dit la fragilité et la douleur de la vie, la délivrance qu’il y a à s’en séparer pour entrer enfin dans la vraie vie, celles où toutes choses sont d’une semblable intensité, où la constance dicte les battements du cœur. C’est ce qu’on lit dans ce Requiem qui pourtant n’en n’est pas un. Mozart est mort en l’écrivant, il voulait se reposer, on le comprend après tant de forces jetées dans le monde. Mais ce Requiem, encore, fait hymne à la vie.
La cathédrale immense devient ainsi une marmite où boue l’eau sacrée. Les murs renvoient dans chaque direction les notes comme des balles de tennis et chacun cherchent naturellement à s’en saisir. Une jeune femme aux cheveux blonds, est pleinement concentrée sur la musique. Elle a le visage en forme de lune, sa peau est légèrement rosie, son sang bat fortement et donne à son teint une étonnante fraîcheur. On la croirait adolescente, mais sa concentration ne fait pas d’elle à ce moment-là une jeune fille. Ses yeux sont fermés, ses paupières semblent se reposer pleinement, aux ordres de Mozart. Elle savoure peut-être l’instant, veut faire corps avec la musique, ou bien cherche à déchiffrer le code laissé dans les notes. Elle pense en vérité, la musique est devenue son tremplin sur lequel elle cherche à rebondir. Elle est rentrée en elle-même pour mieux voir, Mozart l’aide à mieux voir. Elle veut se souvenir de quelque chose, mais elle ne sait de quoi. Pourtant sans qu’elle ne fasse rien, la musique vient creuser dans la galerie de sa mémoire de nouveaux chemins. Elle aimerait y aller, mais plus elle s’efforce de se souvenir, et plus elle s’en éloigne. Les nerfs de ses paupières sautillent à présent, elles ne se reposent plus. Puis soudainement : « Requiem », la puissance du chœur réveille les souvenirs endormis. Elle ouvre les yeux, et se souvient. Un sourire apparait sur ses lèvres.
A sa gauche, quelques mètres plus loin, un couple de trentenaire échange des regards étonnés. En fait ils ne savent même pas ce qu’ils veulent dire tant ils sont plein d’émotions diverses et contradictoires. Les coups d’œil qu’ils se jettent leur suffisent à témoigner de leur ravissement. Ils se prennent la main, se serrent un peu sur le banc.
Encore un peu plus loin, un enfin seul, étrange, bat la mesure. Il ne sourit pas, ne joue pas, ses gestes sont en parfait accord avec le rythme des violons. Son visage plein d’innocence, couvert de petits cheveux châtains clairs, est une éclaircie dans la foule au poids de l'âge. Il ne s’ennuie pas, on dirait qu’il connaît la musique. Les murs de la cathédrale qui s’élèvent très haut, renvoient encore le leitmotiv de la musique : « Requiem, Requiem ». Là le petit garçon s’arrête soudain, il met ses mains sur ses oreilles, contracte ses nerfs. Il ne veut pas entendre. Puis le chœur continue sa marche en avant, l’enfant se remet à battre la mesure. A côté de lui, personne ne lui prête attention. Il ne peut pas voir les musiciens et le chœur, sa vision est barrée par une forêt de têtes attentives et immobiles. Alors un peu frustré, il pose sa tête sur le rebord du banc qui lui fait face, et continue à battre la mesure. Sa main touche presque le sol, elle va de droite à gauche, dans des directions que son corps ne maîtrise plus tout à fait. Elle heurte tout à coup le mollet de sa voisine, une vieille dame au regard figée et sévère. Sans même prêter attention à ce qui l’a heurté, elle envoie un petit coup de pied qui vient s’écraser sur le petit pied de l’enfant, comme on aurait envoyé la main battre l’air pour chasser les mouches. Puis vient un des derniers mouvements du Requiem, la Communio.
Les lumières diminuent, l’atmosphère dégage une sensation de sacré qui s’engouffre dans l’Ame commune. On ne voit plus le chœur à partir du dixième rang. Puis de nouveau la lumière s’élève, le chef d’orchestre, n’est plus là . Il n’est plus le vieil homme à la mine sévère. Au milieu de l’estrade, un jeune enfant bat la mesure comme un maître. Le musicien n’est plus à contretemps, tous suivent l’enfant, le divin enfant Mozart.
Julien Gelas
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