On est le mercredi 11h30 et Bébert a rendez-vous hier, à 08h30, au Paul- anploi, selon lui, pour un entretien désespéré au sujet de son avenir professionnel. Ce qui le fait bien marrer, compte tenu du fait que Bébert, âgé de 55 ans, dans trois ans, est bien persuadé d'avoir fait vivre bon nombre de fainéants dans bien des bureaux qui n'ont jamais été fichus de trouver une solution à sa flemme chronique. Depuis qu'il avait entendu dire qu'en Suisse, on avait reconnu la paresse comme comportement valable pour n'avoir rien à faire d'une façon tolérable, il s'était pris de passion pour les idées nouvelles.
Bébert attendait un décret Français.
Germaine, assise sur son cageot branlant, sise sous le tuyau d'évacuation de la chaudière, dans le local technique qu'ils squattaient chaque fois qu'on oubliait de les virer, lui faisait face avec une mâle assurance. Oui, je sais... Mais vous verriez la tronche à la Germaine, vous chercheriez un adjectif plus sévère.. Tiens, pour approcher de la vérité, imaginez le delta de l'amazone après des pluies diluviennes.
Elle profita de cet instant privilégié durant lequel, se penchant sur son réticule en jute véritable estampillé ' bois et charbon Ducrottin ' elle avait le net avantage d'être maîtresse de ce qu'elle pouvait en sortir.
Ce qui n'échappa pas à Bébert qui, dans un réflexe d'homme habitué à assurer coûte que coûte sa survie, savait très bien quel sera le prix de ses futures agapes.
Germaine le sachant également, je vous épargnerai les préliminaires sous-jacents à un affrontement verbal qui, bien que journalier, n'en était pas moins chargé d'un lourd symbolisme sur les rapports en évidente évolution entre les deux sexes en exercices.
- " t' sais qu'j'en ai ras la coloquinte de donner à briffer à un lav'du d'ton gabarit ? sans charre, Bébert, si tu t'bouges pas un peu le fignedé, j'ai comme une odeur du bitume à arpenter qui m'titille le tarin ! "
- " M'fais pas gondoler, Maimaine ! Le bitume, y souffre pas qu'on s'y colle tard ! ça s'ra dev'nu d'la pelouse avant que tu te lèves ton premier miché !"
- " malpoli ! " Rétorqua Germaine qui savait choisir ses mots quand l'adversité la malmenait. " T'es bon à nib ! quoi que tu claperais, hein, si Germaine elle était pas là tous les jours avec ses p'tits plats mitonnés ! "
Bébert s'étouffa sous le coup de la surprise..
- " Couac ? Depuis quand qu'tu mich'tonnes la tortore ? Quand t'as fini de faire la tournée des poubelles de la rue de la Belette, on peu dire que c'est l'heur' de ranger tes castrolles.
Vint l'heure de gloire de Germaine....
- " Et ça ? " dit-elle simplement d'une voix douce, bien que fielleuse. Et elle sortit de son réticule, lentement, à gestes posés et contrôlés, compte tenu des produits transbordés, son contenu.
- Un gros pain doré, et ENTIER,
- Trois bouteilles de Postillon 6 mois d'âge,
- Et un paquet suintant qu'elle ouvrit en calculant ses effets : une énorme tranche de rillettes, sans déchets de crevettes ni couvercles de yaourts , une vraie tranche de rillettes n'ayant pas connu d'intermédiaire entre sa fabrication et sa présentation.
Bébert, voulant garder sa dignité, se retint de s'agenouiller et commença à baver sur le paquet que Germaine écarta vite .
- " Ma Maimaine ! t'es un vrai trésor ! Quand je pense au jour où je t'ai sortie de la misère..et voilà.. C'est de la vraie rillette ? " demanda-t'il en reniflant d'émotion
- " Tu me fais de la peine, Bébert. Tu crois que Maimaine elle r'filerait d'la mauvaise marchandise à son homme ?"
Bébert essuya une larme, la première non éthylique depuis bien longtemps, et, s'emparant , pour dissimuler son émotion, d'une des trois bouteilles de vin, il la décapsula et, comble de délicatesse, la tendit, entière à sa dulcinée, puis , il en décapsula une autre à sa propre attention.
- " A la tienne ! " s'exclama Germaine, en faisant entrechoquer les deux bouteilles. " Pis, vas-y mollo ! j'pourrai pas aller r'faire le plein avant deux heures, à l'ouverture d'Hamed . "