Fébrilité
La lune grosse et ronde montait dans le ciel assombri. Allongée, sur sa couche de feuilles Friaa suivait du regard le déplacement magique du cercle pâle. Elle n'avait pu sombrer dans le sommeil, elle avait tenté de calmer cette exultation qui l'habitait, mais ses rêves avaient envahi son esprit et la tenaient éveillée. Son corps tendu à craquer n'avait pas accepté l'oubli et les frémissements de sa peau parlaient de son bonheur fou et de son inextinguible impatience. La main de son plus proche voisin frôla la sienne. Ils étaient tous, allongés, côte à côte, dans le noir, au repos sous l'abri de l' entrée de la grotte. La veille au soir, ils étaient arrivés ensemble au coucher du soleil pour cette nuit de passage entre les deux mondes. Le petit groupe se composait des trois femmes et des deux hommes qui avaient reçu la grande mission d'honorer de leur don la caverne des Dieux. Un peu à l'écart s'étaient rassemblés la grande prêtresse et ses aides, suivis de loin par les porteurs qui les avaient aidés dans leur ascension. La tribu entière attendait d'eux le miracle qui les protégerait pour les 13 lunaisons à venir. Friaa, immobile, allongée sur le dos, fascinée par la lente ascension du cercle lunaire, sentait la chaleur de son front sur l'air frais de l'aurore proche, son corps frémissait, et sa peau lui semblait brûlante. Le jour précédent à la tombée de la nuit, ils avaient tous suivi cet étroit sentier qui longeait la falaise abrupte, marchant comme des chèvres sur cette simple trace sinueuse, suspendue entre les racines et les roches. Derrière eux, les hommes portaient les armes pour affronter d'éventuels ours ou fauve, enfin un quelconque animal en quête de nourriture. Lorsque Friaa, avait appris de la voix de la grande prêtresse, qu'elle était désignée par les dieux pour exercer ces dons fabuleux et dès qu'elle sût qu'elle allait avoir l'honneur d' invoquer les puissances de la terre et de la chasse, ses premiers tremblements de bonheur l'avaient saisie, aussi depuis cet instant, la tension augmentait avec les heures de cette nuit qui la séparait du moment de la révélation, et de son entrée dans le temple de pierre ouvert dans le ventre de la montagne sacrée. Depuis toujours elle avait, sans pouvoir sans empêcher, usé grattoirs, pointes et lames sur les roches et sur tous les os accumulés dans la hutte. Sa grande dextérité à reproduire les animaux qui faisaient si peur à tous, avait attiré la grande ancêtre chargée de garder la représentation de la déesse. Elle revoit le visage de la veille femme, celle-ci était une personne exceptionnelle, elle vivait sur terre depuis presque quatre centaines de lunes, si vieille et si sage. Elle avait fait venir Friaa ainsi que les trois autres femmes et les deux hommes, puis avec la solennité due à l’évènement, elle leur avait annoncé qu'ils se rendraient tous les cinq, dans le monde de la nuit offrir formes et couleurs, peindre, dessiner, et invoquer les faveurs de toutes les forces divines et ainsi, à force de supplications, les exhorter à favoriser leurs rencontres et leurs victoires à la chasse, ils devraient pour cela représenter les gigantesques et féroces animaux si redoutés. Elle allait donc avec ses compagnons reproduire, et faire vivre ces terrifiants ennemis dont il faillait faire des alliés, ces ennemis dont dépendaient leurs existences, leur nourriture et les peaux qui les protégeaient du froid et de la pluie. Dés cet instant Friaa, sa sœur Grind et Kraast leur ami avaient été pris d'une fébrilité sans pareille. Ils n'étaient plus les mêmes, leurs corps entiers leur échappaient tant ils exultaient, ils étaient aussi effrayés et tremblants d'émotion. Aussitôt ils avaient vite, très vite, rassemblé les pigments de couleur, la terre, les charbons en bois, l'ocre, les craies blanches, les lames de silex bien effilées qui servent à faire couler leur sang dont la couleur est si belle, puis ils avaient finement concassé dans les creux des roches le manganèse, après quoi ils ont préparé les queues de renards et les pochoirs, la graisse de boucs et de vaches ou de bisons, le miel, et les œufs dont les blancs fixaient les couleurs, et ils avaient enfin, fait provision de nourriture et fabriqué, tressé de nombreux sacs à feu, ils avaient rassemblé de nouvelles mèches d'herbes imprégnées de graisse... Mais quoi d'autre ? Comment ne rien oublier ? Y aurait-il de l'eau ? Les armes préparées suffiraient-elles pour affronter les mauvaises rencontres ? Fallait-il porté plus de peaux ? plus de bois ? Les paniers à feu suffiraient-ils ?... Ils ne connaissaient plus la paix, ni le calme, ils avaient peur du poids de leur mission, de cet inconnu...Leurs esprits s'agitaient, leurs corps tremblaient. Leurs mains seront-elles aussi habiles ? Leurs yeux perceront-ils la plus profonde des obscurités ? Trouveront-ils leur chemin dans le dédale des couloirs de ce monde souterrain effrayant ? Feront-ils beaucoup de vilaines rencontres ? Dans la nuit amie qui devait permettre à leurs yeux d'être prêts à vivre dans l'ombre, Friaa distingua la silhouette penchée de l'ancêtre qui les avaient guidés jusqu'ici, elle s'allongeait en silence pour se mettre doucement debout. L'excitation avait tenu tout le monde éveillé, Friaa transpirait, couchée sous la peau, abritée par la grande voûte de la roche en surplomb. Ses compagnons tout comme elle, gardaient leurs yeux anxieux comme aimantés, fixés sur le trou béant et sombre de l'étroit couloir de la grotte, tous se rassemblèrent vivement, se rapprochèrent et s'unir formant un rond parfait, accroupis sur les talons, leurs mains fermement liées les unes aux autres. Dans la nuit qui allait bientôt finir, avant les premières lueurs de l'aurore, au signal de la prêtresse, ils entamèrent d'une seule et profonde voix un long et puissant chant. Longuement avec concentration ils psalmodiaient la longue litanie des ancêtres qui les protégeaient, ils en appelaient aux anciens, ils récitaient avec déférence et supplique les noms de leur généalogie, le nom des âmes passées, ils les évoquaient, ils s'en imprégnaient, ils les emmenaient avec eux dans l'inconnu fantastique, mêlés à leurs âmes agitées mais animées d'une extase troublante. Les têtes tournaient, s'agitaient en cadence. Maintenant sur le feu ranimé, la fumée des racines et des herbes sacrées montait dans les yeux et les narines. Bientôt l'hexalaison fit naître dans les esprits des images éblouissantes, elle ouvrait des mondes nouveaux et méconnus Friaa dont le corps était resté, comme il se doit, sans nourriture pendant les trois lunes précédant l'entrée dans le lieu sacré, compris que la faim ne la visiterait plus jusqu'à la fin de son œuvre. Comme ses amis elle se dressait lentement chancelante, les mains se serraient les unes sur les autres, ils vacillaient, agités, en transe, fiévreux et fébriles, des cris sortaient de leurs gorges, la fièvre les transformait, ils tremblaient et riaient, leurs esprits exaltés et puissants planaient. Ils exultaient, leurs âmes avaient déjà franchi la porte du monde des esprits, maintenant sans peur elles flottaient devant eux dans l'antre ténébreux, elles jubilaient, la caverne matricielle les accueillait avec bienfaisance Ils ramassèrent les sacs de peau, les sacs de feu et seuls en file conquérante, l'esprit ouvert sur leur art, ils pénétrèrent dans les entrailles de la terre. Lydia Maleville
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