Je les entends de loin, leurs pas ! Ceux, lourds et lents des hommes ! Et le trotte menue des femmes... ou des jeunes filles qui sait ? Je les entends de loin. Et puis malgré mes yeux aveugles, je sens qu'ils m'ont vu. Tout à coup leurs pas se précipitent. Ma personne leur donne des ailes ! La peur ? le dégoût ? Ils courent plus vite que leurs pieds... comme si leur corps, tête-bêche allait s'effondrer devant eux. Ils veulent me dépasser sans changer de trottoir... sans acheter mes allumettes... et oui une gueule cassée ! Qu'est-ce qu'elle a ma gueule ! Je ne l'ai pas revue depuis qu'ils m'ont sorti des tranchées. Quant aux moignons ? Je sens mes membres. Fantômes agités qui ne me portent nulle part. Mais si sensitifs encore. Je sais qu'une femme vient de passer. Croit-elle que je ne savais pas glisser ma main sous les dentelles d'un jupon ? Suprême dérision... elles s'enfuient toutes avec ceux qui ont des jambes pour courir... Ramasse-moi ! Oui toi que je devine un peu replète, comme je les aime ! Ramasse-moi... et je serais fidèle moi ! Tu ne peux pas imaginer comme je pourrais te réjouir de mon désir inassouvi. Ramasse-moi... je suis encore un homme... s'il te plaît. Ramasse-moi... J'ai détourné la tête. Il vaut mieux... et tant pis si le tournis me fait voir des trottoirs tordus. J'ai mal aux oreilles aussi. Ça a pété si fort... si près de moi. Tous les copains sont morts. Le régiment entier. Ils m'ont ramassé ces cons de brancardiers ! Ils m'ont ramassé au lieu de me laisser filer par le « chemin des dames »... jusqu'au repos de dieu.
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