Les souvenirs qu’ils soient d’enfance ou pas, viennent par en-dessous, ils viennent nous sur-prendre. Ils se hissent au-dessus de nos têtes sans prévenir.
On est tranquillement installé dans un fauteuil, on lit un bouquin passionnant, on fait des longueurs de piscine, on parle devant un auditoire de cent personnes, on fait des courses au supermarché, on est dans la voiture, et tout à coup, il arrive, ce souvenir enfoui depuis des années dans un coin reculé de notre cerveau. Il arrive assez sournoisement, l’air de rien, mais il est là et on ne peut pas l’ignorer. Il nous prend et nous emmène loin dans le passé.
Aujourd’hui, je donne une conférence sur un auteur américain, je suis concentrée, il n’y a pas de bruit dans la salle. Soudain, une odeur, un parfum, passe sous mes narines. D’où vient-il, est- il produit par un déplacement d’air causé par les gens qui m’écoutent ? Est-ce un courant d’air qui trouve son origine dans l’entrouverture d’une porte ou d’une fenêtre ? Sans véritable raison, je me sens bien, rassurée, ça sent la violette. Je suis sur une estrade devant des dizaines de personnes et me voilà transportée dans le passé, dans les années 60. Ma grand-mère vient d’entrer, elle retire son manteau, puis son gilet gris perle. Elle les pose soigneusement sur le lit de mes parents. Elle enlève son chapeau à voilette, et ses cheveux blancs crépus s’échappent comme d’une boîte. Mémé les discipline avec deux peignes gris qu’elle fixe de chaque côté de sa tête, un peu vers l’arrière. Ensuite c’est au tour de son carré de soie qu’elle porte autour du cou. Elle le dénoue, et d’un geste ample de la main droite, elle le retire. Je le suis des yeux tel un oiseau qui s’envolerait. L’air est immédiatement embaumé d’un parfum de violette. Mémé est toute petite mais elle doit se pencher pour me tendre sa joue ridée comme une vieille pomme. Elle a la peau tellement douce, et son odeur est si sucrée. La concentration de parfum est plus importante là où elle a porté son foulard.
Je reviens dans l’auditorium, l’intermède est terminé, je retourne à mon travail.
Après la conférence, je fais mes courses au supermarché, la lumière crue m’agresse, les chariots s’entrechoquent. Une femme blonde parle dans un micro, sa voix semble trop forte, mais elle doit couvrir la musique d’ambiance pour se faire entendre. Elle me tend une petite cuillère en plastique :
« Voulez-vous goûter mon excellente confiture ? »
Je m’approche de son stand. Je plonge ma cuillère dans la marmelade d’orange. Le goût est à la fois très sucré et un peu amer. Je ferme les yeux, le bruit disparaît. Dans ma bouche il n’y a pas seulement de la confiture, il y a aussi un boudoir trempé dans un sirop parfumé au rhum. C’est la Charlotte du Dimanche de ma mère. J’ai mis longtemps à l’apprécier. Ce goût était vraiment trop étrange pour une petite fille. Mais avec le temps, et un peu de crème anglaise, ce dessert est devenu l’un de mes préférés. Nous sommes assis tous les quatre autour de la table, mon père à gauche, ma sœur à côté de lui. Je suis au bout, je préside, avec une vue imprenable sur la télévision. En fait, nous sommes disposés de façon à pouvoir regarder l’écran, le mieux possible. Mon père a la meilleure place, il peut changer de chaîne très facilement - sans télécommande, on est obligé de se lever pour appuyer sur les boutons. Ma mère se trouve sur la droite, elle doit se tordre le cou pour regarder la « Séquence du Spectateur ou Monsieur Cinéma ». Elle se lève toutes les cinq minutes pour nous servir, elle a du mal à suivre les émissions, sa place a donc été choisie pour avoir un accès facile à la cuisine et nous permettre de voir du mieux possible. Comme d’habitude, elle se sacrifie pour notre bien-être. L’odeur du ragoût de mouton flotte encore, les chants de la messe résonnent dans mes oreilles.
Je rouvre les yeux. Ce souvenir n’a duré que quelques micro secondes en temps réel, la vendeuse ne s’est rendu compte de rien. Je place trois pots dans mon caddie, je la remercie et je continue mon chemin.
Je rentre à la maison, je suis en voiture sur une route de campagne, il pleut. La route est étroite, bordée de talus, soulignés par des fossés herbus. Des gouttelettes s’accrochent aux fougères. J’ai soudain l’impression d’être en vacances. Je ne suis plus en Normandie, mais en Bretagne. Je vais avec ma tante ramasser de l’herbe pour les lapins. Elle connaît les endroits où il faut s’arrêter. Nous portons des bottes en caoutchouc. Avec sa petite faucille, elle coupe de hautes herbes qu’elle fourre dans un grand panier. Je l’aide en arrachant ce que je peux avec mes mains. Je me coupe un peu, mais les gros lapins gris auront de quoi se mettre sous la dent. Ils nous attendent au fond de leurs clapiers. Dès qu’ils voient la verdure, ils s’en emplissent la bouche et la cisaillent avec leurs grandes dents. Ils remuent leurs petites queues, ils sont contents. Ces pauvres naïfs ne savent pas qu’ils vont finir en civet, dès qu’ils seront assez gras. Ils devraient s’affamer pour avoir une chance de rester en vie, mais ils se précipitent sur la nourriture et accélèrent leur mouvement vers la mort. L’herbe coupée sent bon, je la sens à présent grâce à ma vitre baissée.
Le soir, je suis dans le salon, confortablement installée. J’écoute la musique enregistrée sur mon MP3, de façon aléatoire. Tout à coup, j’entends une chanson du groupe britannique Queen, Bohemian Rhapsody. http://www.youtube.com/watch?v=fJ9rUzIMcZQ Me voilà transportée en 1976. Je suis assise sur le canapé marron de la salle à manger, salon, bureau. La lampe éclaire la pièce d’une lumière jaune. Mon père écoute France Inter sur son poste de radio ramené en fraude de Singapour. Il est environ 18 heures, la nuit est déjà tombée. Après avoir entendu pas mal de chansons françaises, la musique du groupe Queen envahit la pièce. Nous tendons tous les deux l’oreille, et mon père se lève pour monter le son. C’est un homme qui passe ses journées assis sur une chaise, depuis qu’il est à la retraite. Il lit, fume, écoute la radio, regarde la télévision. Il ne se lève pour monter le son que pour des émissions ou des chansons exceptionnelles. Il lui arrive même de chanter de sa belle voix chaude. Cette chorale rock nous émeut, la voix de Freddie Mercury est claire et aigue comme celle d’un ténor. Le piano qui joue une mélodie douce contraste avec la violence des paroles. La chanson raconte l’histoire d’un garçon qui a tué un homme et qui sait qu’il a gâché sa vie. Seule la batterie donne un indice sur ce qui se passe réellement, puis les guitares et la voix de Freddie qui devient plus rauque par moments. Certains passages font aussi penser à une pièce de théâtre, on entend la foule qui veut arrêter le pauvre garçon et lui qui se défend.
La chanson est finie, je suis sur mon canapé marron, mais nous sommes en 2013.
Le lendemain matin, je suis à la piscine, je fais des longueurs, j’adore ça. L’eau glisse le long de mon corps, mes mains entrent sans faire de bruit et repoussent les flots derrière moi. Mes pieds battent en cadence, il faut que je trouve le rythme pour avancer plus vite, pour rendre mes mouvements plus efficaces. J’accélère, je me bats contre les éléments.
Mes pensées s’échappent du bassin, mon corps part en guerre. Je me retrouve dans un cours de danse. Nous sommes dans le gymnase de l’école. Nous sommes habillées de tutus en acrylique qui n’ont rien à voir avec les tenues sublimes des vraies danseuses, auréolées de tulle et de voiles. A nos pieds de vulgaires chaussons de « danse rythmique ». Je pensais entrer dans le temple de la grâce et de la beauté, je me retrouve dans un cours de gymnastique. La professeure, qu’on appelle Mademoiselle A, porte un justaucorps et des ballerines noires en cuir. Sa supériorité est tout de suite évidente, ELLE a une tenue de vraie danseuse, et pas nous.
Aujourd’hui, les sauts de chat. Elle nous montre avec grâce, comment sauter sur le côté, en relevant et abaissant les bras pour maintenir notre équilibre. Nous nous entraînons en parcourant une diagonale dans la salle. Ses chouchoutes arrivent tout de suite à effectuer le mouvement. Pour une fois, je suis assez satisfaite de mes performances. Elle demande à mon amie Annie, dont elle ne se rappelle jamais le prénom, de montrer aux autres ses sauts de félin. Mademoiselle A aime demander à ses élèves de faire les démonstrations des exercices. En général, elle demande aux meilleures élèves de s’y coller. Annie n’est pas une bonne élève, elle n’est pas vraiment taillée pour la danse, ni pour aucun sport d’ailleurs. On pourrait la qualifier de gauche. Ma copine se ridiculise en crapahutant d’un bout à l’autre de la salle avec des gestes désordonnés. J’entends des rires étouffés. Cependant Mademoiselle ne fait aucune remarque, elle se tourne vers moi avec un sourire : « Et maintenant à toi ma grande ». C’est en général mon nom, je suis beaucoup plus grande et plus costaude que la moyenne des enfants de mon âge, 1.45 pour 45 kilos à 9 ans, ma mère me prépare des goûters de pain et de plusieurs portions de « Vache qui Rit » chaque jour. Je n’ai pas le profil filiforme de la danseuse classique. Je suis étonnée mais fière de servir d’exemple, je m’applique et effectue trois Sauts de Chat là où les autres, plus petites en font six ou sept. « Voilà exactement ce qu’il ne faut pas faire ! » J’attendais des félicitations, et c’est l’humiliation suprême ! Je deviens rouge comme une pivoine. Je bats la mesure avec mes bras et mes jambes, j’avance de plus en plus vite, arrivée au bout du bassin, j’effectue un demi-tour parfait, et je repars en sens inverse. Chaque mouvement me permet d’évacuer la colère et l’humiliation ressentie ce jour-là .
Ces sortes de rêveries qui arrivent par en dessous et nous submergent, sont des souvenirs. Ils nous surprennent, nous attendrissent ou nous mettent en colère. Ils font revivre des personnes mortes depuis longtemps. Heureusement qu’ils sont là . Le passé vient se confondre avec le présent, ils nous permettent de ne pas oublier.
FB arielleffe
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