Chère Azéline, Tu me dis que tu as fait la connaissance de deux jeunes étudiants. Dis m’en plus, est-ce qu’ils sont beaux ? D’où viennent-ils ? J’aimerais tant être à ta place. Ici tous les gars partent, avec le service militaire qui dure 3 ans, il n’y a plus que des filles ou des hommes mariés. Soit prudente, Guillemette
Azéline et Germaine passent tous leurs mercredis soirs au cabaret l’Enfer. Elles y retrouvent Henri et Jules.
« Bonsoir les filles, vous n’êtes pas en avance ce soir ! Qu’est-ce qui se passe ? », demande Henri.
« On a failli se faire pincer par Madame Quéré, elle nous surveille, je ne sais pas si on pourra venir la semaine prochaine. » répond Germaine
« C’est la poisse ça vraiment, essayez de venir quand même, on va s’ennuyer sans vous, pas vrai Jules ? » demande Henri à son ami.
« C’est sûr, mais il ne faut pas risquer d’être renvoyées de l’internat, ce serait terrible. » Germaine ne partage pas tout à fait son avis :
« Si je suis virée de l’internat, mes parents me paieront une chambre. Ils préféraient que je dorme à l’école normale pour que je ne sorte pas trop,, mais je serais contente d’avoir plus d’indépendance ».
Azéline est plus inquiète :
« si je suis renvoyée de l’internat, je n’ai plus qu’à rentrer dans ma campagne, mes parents n’auront pas les moyens de m’aider, et ce n’est pas avec mes maigres revenus que je vais pourvoir subvenir à mes besoins ».
« Ne t’en fait pas mon Azie ! je ne te laisserai pas tomber, tu viendras habiter avec moi »,
Germaine enlace la jeune femme et dépose un baiser sonore sur sa joue ».
Pour Germaine, la vie est toujours très simple, chaque problème a une solution. Azéline admire son insouciance. Elle est toujours gaie, elle a des projets. Azéline aimerait être comme elle, mais elle sent un poids sur ses épaules qui pèse et lui impose la prudence dans ses choix. Jules est comme elle, inquiet du lendemain. Une sorte de connivence s’est établie entre les deux jeunes gens. La chanteuse du cabaret entonne La Valse brune,
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« Tu viens danser Azéline ? » demande Jules.
Le couple se mêle aux autres et tournoie sur la piste. Le rythme rapide de la danse leur donne le vertige. Azéline se sent bien avec Jules, il est gentil et elle sait qu’ils viennent du même milieu. Le jeune garçon a été élevé dans un petit village, il a quatre frères et deux sœurs. Il a été un peu perdu dans cette grande famille qui l’étouffait un peu. Germaine et Henri viennent les rejoindre, ils ont les joues rouges, le verre de vin blanc leur est monté à la tête.
« J’adore danser », s’écrie Germaine
Elle est très douée, et forme un très beau couple avec Henri. Pourtant, elle a avoué à Azie qu’elle n’était pas amoureuse de lui. Elle le trouve joli garçon, intéressant, gentil, mais il lui manque le petit plus, le petit grain de sensualité qui fait que l’on tombe amoureux. Azéline pense souvent à Jules, elle aime être avec lui. L’aime-t-elle ? Est-ce que c’est cela l’Amour ? Si la jeune fille se pose la question, ce n’est pas forcément bon signe. Jules est subjugué par Azéline. Il lui a d’ailleurs écrit une lettre ou il lui déclare sa flamme. Azie a été très touchée, mais ses sentiments à elle ne sont pas aussi profonds. Pour l’instant, les quatre jeunes gens s’amusent. Ils retournent s’assoir après une dizaine de danses.
« J’ai vu des photographies de la nouvelle gare de New York, c’est la plus grande du monde ! » s’exclame Henri.
« J’ai vu ça dans « Le Petit Illustré », elle a six étages, et toutes les lignes de chemin de fer sont électrifiées », poursuit Jules.
« On vit vraiment une époque formidable », poursuit Germaine,
« le progrès va tellement vite, un jour je suis sûre qu’il y aura l’électricité dans toutes les maisons. »
« Tu crois vraiment Germaine ? En ville, peut-être, mais à la campagne c’est moins sûr, elle n’arrivera jamais jusque là ! »,
Azéline ne peut pas imaginer la maison de sa grand-mère avec la lumière électrique.
« Je te parie qu’on aura même le téléphone », dit Germaine enthousiaste.
« Tu te rends compte ? On pourra s’appeler d’une maison à l’autre, et même d’un pays à l’autre ! ».
Henri paraît plus soucieux :
« On vit une époque formidable, mais en attendant j’ai bien peur que la guerre n’éclate. Le service militaire dure maintenant trois ans, ce n’est pas un hasard. Mon pauvre Jules, je crois qu’on ne pourra pas passer à travers. »
« Je suis d’accord avec toi Henri », répond Jules,
« je ne me vois pas tuer des gens. De quel droit pourrais-je ôter la vie à des gens qui ne m’ont rien fait. »
« Comme tu y vas, si on déclare la guerre aux boches, ce sera pour les calmer un peu, on ne peut pas se laisser marcher sur les pieds comme ça !. »
« Excuse-moi », répond le jeune homme roux,
« mais je ne dois pas être très patriote, alors. Je vous laisse, je suis un peu fatigué, il faut que je prenne des forces si je dois me battre bientôt ».
Jules quitte l’Enfer, pourtant tout le monde est conscient qu’un autre brasier, bien plus dangereux celui-là , l’attend dans quelques temps.
Azéline et Germaine rentrent à pieds en se tenant par la main.
« Tu crois qu’Henri et Jules vont partir à la guerre ? » demande Azie.
« Malheureusement oui, mais ce sera une guerre rapide, nous devons absolument récupérer l’Alsace et la Lorraine ! »
« J’ai hâte de voir Jules dans son bel uniforme, je lui demanderai de le garder quand il rentrera en permission, tu crois qu’il aura le droit de le garder ? »
« Je pense, oui », répond Germaine,
« nous leur enverrons des colis ! »
« Tu as raison, on leur écrira et on leur enverra plein de bonnes choses à manger ! »
Les deux jeunes filles rentrent sans faire de bruit, elles montent l’escalier en prenant garde de ne pas faire craquer les marches de bois. Elles ne voient pas Madame Quéré qui est cachée derrière une porte près de cuisine.
Béryl sort de sa torpeur, elle a l’impression d’être complètement ailleurs quand elle écrit l’histoire d’Azéline.
« Vous étiez inconsciente du danger toutes les deux, dit-elle à Azie, vous ne vous rendiez pas compte du danger de la guerre ? »
« Non, tout le monde disait que nous étions les plus forts, que cette guerre était juste, alors on pensait que nos soldats allaient donner une bonne correction aux Allemands. »
« Jules et Henri avaient l’air plus inquiets que vous. »
« Ils étaient plus concernés aussi ! C’est eux qui allaient partir, ils avaient entendu les récits de leurs grands-pères qui avaient participé à la guerre de 70 et ils savaient que ce ne serait si simple. », dit Azéline en se levant.
« S’il te plaît, tu dois partir maintenant, j’ai du travail. »
Béryl ne comprend toujours pas comment ce voyage dans le temps fonctionne.
« Je veux bien te laisser Azéline, mais je te rappelle que c’est toi qui débarque dans mon monde sans crier gare, et c’est toi qui me demande de raconter ton histoire qui est passée ! »
« Je sais, je sais, excuse-moi, tout ça paraît bien confus, mais je te l’ai déjà dit, c’est toi que je vois apparaître dans mon époque. Je suis morte, mais je vis ma vie en même temps que toi. C’est difficile à comprendre mais nos vies se déroulent parallèlement à des périodes différentes. Quand j’ai découvert cela, j’ai pensé qu’il serait bon d’expliquer à mon entourage ce qui s’était vraiment passé. Par contre, on ne peut rien changer au déroulement des événements. »
« Mais quand je disparais, tu as conscience de ce qui va se passer ? », Béryl ne comprend pas la logique du raisonnement de son amie.
« Non, je ne sais pas l’avenir, je vis le moment présent. Il faut se dire que tous les moments présents de toutes les époques se déroulent en même temps et que nous n’en savons rien. Et au moment où nous les vivons, nous avons conscience d’un passé et d’un présent. »
« Mais alors j’apparais à quel moment de ta vie ? Je sais que tu es morte, et pourtant tu me dis que tu as des choses à faire, qu’est-ce qu’une morte peut bien avoir à faire ? »,
la jeune femme se demande si elle n’est pas en train de perdre la raison. Voir une morte qui lui parle, c’est déjà très étrange, mais quand elle lui raconte que tout ce passe en même temps, et tout quoi d’ailleurs ?
« Imagine que tu te tiens très loin de la terre, explique Azéline, mais vraiment très très loin. Et bien tu verrais que la notion de temps est complètement différente. Je suis morte, mais je suis aussi enfant, jeune fille, et mère en même temps. »
« Tu t’es endormie ma pauvre Bébé ? », la voix de Marie-Madeleine retentit dans la pièce.
Béryl s’est endormie, a-t-elle rêvé tout ça ? Son cahier est ouvert devant elle. Elle peut y lire les derniers mots qu’elle a écrit :
« Elles ne voient pas Madame Quéré qui est cachée derrière une porte près de cuisine. »
FB arielleffe
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