"Maaaman, il fait jour quand ?" La voix râleuse de Clotilde sortait de sa chambre. je chuchotais : " Dors !! ne réveille pas Nathalie, mais dormez, après vous serez fatigués" Depuis la chambre des garçons me parvint la voix de Florent : "Mais on dort maman, hein Nicolas ? Et Mathias aussi y dort ! "Humm" Le pouce dans la bouche Nicolas acquiesçait. L'appartement était silencieux, depuis mon retour du travail la veille au soir, après avoir fait dîner et couché les enfants, je finissais de fermer les valises des vacances. J'entassais devant la porte de l'appartement, les petits sacs à dos , la caisse des chats, la glacière, les valises remplies, la planche à roulettes, les sacs de jouets et de livres, et les choses indispensables qu'il ne faut surtout pas oublier. Ma tête était aussi active que les compucteurs de IBM, je faisais efficacement tourner mes cellules grises. "Chut, ne bougez pas, je vais charger la voiture, si vous bougez on ne part pas, c'est bien compris ?? " Oui, maman" Je descendis tous nos bagages dans le garage et rangeai au mieux le coffre de la voiture. En rentrant dans l'appartement il était près de cinq heures du matin. "Allez, on y va" "Oui, oui, ouais maman, on arrive quand à Plapech ?" "Bon alors là , on va être clair : je ne veux pas entendre: "c'est long ..; quand est-ce qu'on arrive ? maman c'est encore loin ?..." Le premier qui sort ce genre de phrase, je vous préviens, je le débarque au bord de la route. On est d'accord ? bien d'accord ? "Oui maman" Mais pourquoi donc les parents aiment tant ce genre de promesses vaines ? L'immeuble était silencieux et la lumière vive du garage faisait cligner les yeux de mes petits comme ceux des lapins dans les phares. Habitués à ces longs trajets de neuf à dix heures de route, chacun pris sa place. Clotilde et Nathalie allongées sur la banquette arrière, Mathias sur la même banquette mais tête-bêche. Nicolas, Florent et Rodolphe couchés sur le matelas mousse, sur le plancher arrière de la voiture. La traversée de Vincennes puis l'arrivée sur le périphérique se fit dans la nuit sombre, la circulation était fluide, Paris était à nous et je me sentais euphorique, nous étions partis. Nationale 20, jusqu'à Limoges, Orléans, Vierzon, la Sologne, Châteauroux, Guéret, Argenton sur Creuze, Limoges, puis 200 Kms de départementales sinueuses et la belle Sarlat la périgourdine. Le ciel de cette nuit de fin Juin était bleu velours, les lueurs du soleil commençaient à éclairer le haut des toits, Orléans endormie était derrière nous, la voiture-dortoir roulait tout droit, à vive allure entre les ombres sombres de la forêt solognote, la cassette de l'auto-radio soufflait la mélodie envoûtante du Prince Igor de Borodine, les volutes musicales des instruments à vents, gonflaient, s'enroulaient, elles semblaient venir de cette immense forêt sombre et sauvage, je frissonnais de plaisir, les yeux sur le ruban d'asphalte, j'exultais. Au loin, dans l'ombre lointaine de la nationale un camion semblait ne pas rouler, quelques fractions de secondes me furent nécessaires pour constater qu'il était à l'arrêt, des silhouettes informes au loin se découpaient sur la nationale. Je freinai avec énergie, et, immédiatement, brusquement, la voiture partit dans une glissade effrayante, une danse macabre irrépressible, qui sembla ne jamais finir, elle Glissa, flotta, elle traversa la chaussée et partit brutalement sur le bas côté de droite, je redressai, elle fila sur le bas côté de gauche, à droite, à gauche, à droite ...toujours plus vite, plus loin, les roues ne touchaient plus le sol, le volant était incontrôlable, nous dansions, mon esprit était alerte, vif, ne pas freiner, ne pas freiner, ne pas freiner, le contrôle, rependre le contrôle, accélérer pour coller à la route et reprendre le contrôle, ne pas freiner, pas de coup de volant, pas de coup de frein, pas de coup de volant ... Mon cerveau ne pouvait commander mon pied qui refusait l'ordre, il refusait d'appuyer sur l'accélérateur. Pendant une fraction de seconde mon pied mis une éternité à se soumettre, mes mains se firent douces sur le volant qui filait comme un fou indomptable, je le calmai, puis les roues revenues enfin sur le bitume, je freinai doucement, tout doucement, avec retenue, en regardant le camion à 20 mètres de nous, le choc était inévitable, non, pas de coup de frein ! contrôle ! je braquais avec douceur, avec lenteur, sans précipitation j' amenai le devant de mon véhicule dans le fossé de terre meuble. Le choc fut, mais il fut doux, sans casse, sans dégâts. Le cri de colère éclata : "Maman !!! mais ! fais attention !!! t'exagères ! tu nous a fait tomber, tu nous a réveillés !!" Clotilde, Nathalie hurlaient leur désapprobation, Mathias et les garçons hurlaient aussi, mais poussez-vous !! Maman ! ? les filles sont sur nous !! " Maman fais attention !! Un amas de gosses en colère, se bousculait et se bagarrait à l'arrière du véhicule. Inerte, assommée je souris, ma nichée était en vie, ma nichée revendiquait avec l'inconscience de l'ignorant, leurs rouspétances étaient si dérisoires au regard du drame qui nous avait menacé. Je sortis de la voiture pour m'asseoir sur le sol, mon coeur était suspendu, mon souffle s'arrêtait, je sentais que j'étais blême à faire peur, les gens accoururent pour remettre la voiture sur la chaussée. Ça va ? ça va, comment ça va, vous n'avez rien, mon dieu, mais vous allez vous trouver mal, Alain apporte de l'eau à la dame elle est toute blanche, vous voulez boire de l'eau ? tout le carter d'huile du camion s'est renversé sur la route, regardez comme ça brille, il y en a sur plusieurs centaines de mètres, vous avez pas un triangle ? c'est très dangereux, on a appelé la police avec la cibi du camion, ça va vos enfants ? mais, mais ? ils se sont rendormis ? ah ben ça c'est incroyable, bravo, j'ai cru que vous alliez vous tuer, vraiment bravo, vous êtes une championne ! Je ne bougeais pas, j'entendais toute cette agitation, immobile, silencieuse, sans force, paralysée par la peur, la montée d'adrénaline était tardive, mais violente, j'étais transformée en statue de cire, et je n'aimais pas ça. Puis toujours sans répondre, sans réagir, je sentis l'odeur de la forêt humide du petit matin me parvenir lentement, je me redressai avec lenteur, je fis pas à pas le tour de ma voiture, une voiture sans choc, sans éraflure, seules de grosses touffes de bruyères sortaient des phares, c'était curieux, assez inattendu, je tentais de les arracher mais elles étaient trop enfoncées, les enfants dormaient, Je me penchai vers eux, je les regardai, je les mangeai des yeux, ils étaient en vie, en pleine forme, ils étaient beaux, si beaux, ma troupe de grognons exigeants, était au pays des rêves, heureux. Le jour se levait, il était bleu, je respirai profondément, j'étais molle, je remerciai tout le monde et je repartis à petite vitesse vers les vacances avec mon précieux chargement dans ma voiture curieusement fleurie.
Lydia Maleville
|