Suite à la lecture de la nouvelle de Bacchus, "Les étranges rencontres", je reste songeuse.
Ce texte a fait ressurgir du passé une rencontre anecdotique que je vais de ce pas vous conter.
J'étais alors étudiante en première année d'école infirmières. Suite à un départ volontaire et salutaire de chez moi, je résidais dans un foyer aux horaires et aux règles très strictes... Je travaillais quelques nuits ou week-end comme aide à domicile et je pouvais pratiquer mon loisir préféré, l'équitation, grâce à une de mes patientes qui me confiait ses chevaux.
Un après-midi de novembre, je pris le bus pour Rouen afin de profiter de cette ambiance automnale, où la pluie résidait en maître. J'aimais me promener seule sous un parapluie, déambuler dans les rues délaissées par des passants trop frileux. La ville semblait pouvoir me livrer ainsi des images gardées sous confidence, je regardais librement cette somptueuse arche surplombée de gargouilles, de fresques et d'une magnifique et gigantesque horloge. Sur les pavés mal lissés, les talonnettes claquent, les baskets se font discrètes. À deux pas d'ici, la rue Saint-Romain et la rue des Chanoines témoignent de l’architecture à pans de bois. L’Aître Saint-Maclou ravive la réalité des épidémies de peste, tandis que la place du Vieux-Marché rappelle le souvenir de Jeanne d’Arc.
Au beau milieu de mes rêveries, je suis abordée par un charmant jeune homme, un peu trop apprêté peut-être pour cette matinée pluvieuse, il me propose de m'offrir un café afin de faire plus ample connaissance et de s'abriter de ce qu'il qualifie de mauvais temps! Nous voilà donc discutant joyeusement de nos vies dans ce magnifique café, à l'intérieur douillé et au cadre suranné, je lui parle succinctement de ma vie, il me raconte un peu la sienne, très aventureuse au demeurant. Il ne me conte que de jolies aventures qui l'auraient conduit à être la personne qu'il est aujourd'hui. Je suis séduite par ses histoires, le timbre de sa voix et ses attentions.
À la sortie de notre abri, une bourrasque de vent retourne mon parapluie et il se propose aussitôt de m'en offrir un nouveau. Arrêtée devant la vitrine Pigagnol , je contemple un magnifique parapluie hors de prix, il se propose de me l'offrir, je refuse, il insiste et je finis par acheter un parapluie à 10 francs dans une petite boutique. Nous nous donnons rendez vous pour le jour suivant vers 18 h, je lui précise que je dois prendre un bus vers 21h30 obligatoirement afin d'être rentrée à temps avant mon couvre-feu. Je ne tiens pas à passer la nuit sur un banc.
Le soir venu, je me prépare, petite robe de laine beige, cavalières en cuir, et manteau-cape rouge, je me regarde. Ça ira!
Arrivée à La réserve, Bar à cocktails d'ambiance coloniale, je le vois assis, un verre à la main. Il m'attend. Il semble agité, il me dit bonjour, m'invite à m’asseoir et nous commençons à discuter, il se montre empressé à mon égard et mes mouvements de recul provoquent un certain énervement de sa part. Il a trop bu à mon avis, je regarde l'heure et constate que 21h sonne bientôt. Je m'empresse de le lui signaler. En guise de réponse, il sort de sa poche une clef avec un gros porte-clefs en bois noté d'un numéro.
- Je ne souhaitais pas que notre soirée se termine trop tôt alors j'ai prévu une chambre d'hôtel pas loin d’ici.
Interloquée que l'issue de notre rencontre lui semble si évidente, je provoque la dispute et m'enfuis.
Rentrée à l'abri de mon foyer, ma vie reprend son cours habituel et j'oublie rapidement cette petite mésaventure.
Presque une année plus tard, la directrice de l'école entre dans notre salle de cours accompagnée de deux gendarmes. Le silence se fait pesant dans cette classe pourtant régulièrement agitée.
- Nathalie D, pouvez-vous nous suivre s'il vous plait?
Interloquée, je me lève, une foule d'idées me submergent en quelques secondes, un accident ? Mes frères ? Mes sœurs ?
Hors de la classe, l'un des deux gendarmes me signale ma convocation dans leurs bureaux trois jours plus tard. Après m'être assurée qu'aucun de mes proches n'est en péril, les trois jours me semblent interminable, les pensées les plus saugrenues me traversent l'esprit. Le jour de la convocation arrive enfin, je suis fébrile et soulagée à la fois. Je pénètre dans ce grand bâtiment, demande le bureau du commandant, il m'invite à entrer et à m’asseoir.
- Bonjour, vous vous nommez bien Mlle Nathalie D.
- oui.., pourquoi cette convocation? Je bégaie, je parle trop vite, mes mains tremblent.
- Je vous ai convoqué dans le cadre d'une enquête.
Il sort quelques photos et me demande si je reconnais une personne, ce à quoi je réponds par la négative. Je sens bien qu'il ne me croit pas, mais sincèrement, je ne reconnais personne, cinq jeunes hommes, mais aucun ne me semble familier.
- Je répète, vous êtes bien Melle Nathalie D ? Il me regarde intensément.
- Oui.
- Vous êtes bien élève infirmière à la croix rouge de Bois Guillaume? Ses poings se ferment nerveusement sur la table.
- Oui. Ma voix est à peine audible!
- Vous pratiquez l'équitation chez une de vos patientes ? Il se lève de sa chaise.
- Oui. Je me sens rapetisser à vue d'œil!
- Vous vivez bien au foyer L ? Il ouvre grand les yeux, tape sur la table et insiste cramoisi par la frustration.
- Oui.
Il fait le tour de son bureau, passe derrière moi et plaque violemment une photo devant moi!
- Alors, vous ne reconnaissez toujours personne?
- Je l'ai peut-être croisé Monsieur, mais je n'en suis pas certaine, je ne suis pas physionomiste! J'ai comme l'impression de fondre sur cette chaise, son bureau me semble démesuré, je sens mon pouls battre dans mes tempes, je sais bien qu'il ne me croit pas, mais je ne mens pas!!! Je ne suis par certaine de le reconnaître ce type!
- Alors, vous passez deux soirées avec une personne et vous pouvez oublier même son visage! Il est rouge de colère.
- Que faisiez-vous dans la nuit du 14 au 15 novembre 199..
- Mais Monsieur, si vous me demandiez ce que je faisais une nuit il y a quinze jours, sauf fait exceptionnel, je ne pourrais vous le dire, alors il y a un an!!
Je vois bien que je l'excède, mais je ne peux lui donner les informations qu'il attend!
- Vous voyez Mademoiselle, cet homme est accusé d'un fait répréhensible et il vous nomme, vous... Mlle D... comme alibi! Il vous aurait rencontré il y a un an, vous auriez passé deux soirées ensemble, et enfin une nuit, cette nuit fatidique qu'il dit avoir passé avec vous dans un hôtel!
- Enfin!
- Monsieur l'agent, j'ai une mémoire de poisson rouge..., je ne suis pas le moins du monde physionomiste, ça frise même l'état pathologique..., mais je peux vous signifier et vous signer de suite et sans aucune hésitation que je n'ai, à ce jour, jamais passée une nuit à l'hôtel avec un homme.
Ce fameux jeune homme, je l'appris plus tard, avait cambriolé une bijouterie dans la nuit du 14 au 15 novembre et souhaitait m'utiliser comme alibi.
Comme on fait son lit on se couche, paraît-il, heureusement, je ne me suis pas couché et il a dû assumer les conséquences de ses actes!
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