Gestion de crises ( suite )
Las de parcourir toute la région à la recherche d’une leçon bien préparée ou d’un public motivé, un inspecteur de l’enseignement abdiqua. La mort dans l’âme, il quitta le champ de la gloire. Il était à bout de nerfs. Il prit donc sa retraite par anticipation et s’acheta lui aussi une boutique à Lalla Zahra. Néophyte. Nul sens des affaires. Sur le conseil d’un ami, l’ex-encadreur pédagogique se lança dans le commerce de canaris. Il fut casé entre un vendeur de volaille et un marchand de cassettes de musique. Les chants de coqs mêlés aux ceux des rappeurs ne lui laissaient aucune chance d’apprécier les mélodies de ses sereins ni de se concentrer sur la lecture d’un livre. Irrité par la cacophonie assourdissante qui l’agressait des deux côtés, le pauvre retraité n’arrêtait pas de commander des verres de thé à la grosse femme qui tenait une boutique en face de lui. Celle-ci parvenait miraculeusement à préparer des crêpes malgré la demi-douzaine de lapins qui sautillaient entre les verres et les assiettes en plastique. Les bêtes se cachaient sous les sacs de farine chaque fois qu’un client se présentait.
Deux boutiques situées en plein centre du marché ne trouvèrent pas d’acquéreur. La première fit office de toilette et servit de lieu de soulagement à tous les commerçants. La seconde fut squattée par H. Ritzou.
H. Ritzou, un gaillard bien bâti, séduisant, attirant, du genre à avoir une femme dans chaque port. Un jeune homme qui n’avait jamais fréquenté l’école. Depuis sa tendre enfance, il fut jeté dans la rue. Livré à lui-même, il grandit dans cette jungle au milieu de délinquants et de clochards. Ses parents étant morts alors qu’il n’avait pas encore cinq ans, personne des membres de sa famille ne prit la peine de se charger de son éducation. Comme des milliers de ses semblables, le gouvernement et les élus lui confisquèrent son enfance et son innocence. Sans aucun métier, il se lança tôt dans les tentacules de la mendicité. Ritzou n’avait pas d’argent, par contre, dame nature le dota d’un capital physique dont les atouts faisaient rêver toutes les jeunes filles. Ses bras musclés, dont il ne se servait que rarement, étaient couverts de tatouages qui s’apparentaient vaguement à certains hiéroglyphes des anciens égyptiens. Tous les commerçants se mirent à son service depuis le jour où il s’était installé dans sa boutique. Les marchands de légumes lui remettaient qui des tomates qui des pommes de terre. Le boucher lui offrait chaque jour un bon morceau de viande en souriant. Quant à la grosse dame qui préparait des crêpes et du thé, elle était tenue de lui cuisiner ses repas. D’autres commerçants, comme l’ex-inspecteur, se contentaient de lui donner une pièce d’argent. Il s’achetait une ou deux bouteilles de vin, parfois même plus, avec la somme qu’il collectait chaque jour. Le soir, il se réfugiait dans sa boutique pour boire et écouter tranquillement la petite radio que lui avait offerte le vendeur de disques. En contre partie, ce jeune homme était toujours prêt à défendre les marchands. Il lui arrivait même, s’il était de bonne humeur, de donner un coup de main à un commerçant en déchargeant des sacs de légumes. Ritzou était le maître des lieux. Il n’avait pas d’amis. Le jour où il ramena un ânon qu’il avait trouvé égaré près de la plage, il jura à tous les commerçants qu’il allait l’adopter. Tout le monde avait trouvé ce geste digne d’une Brigitte Bardot ou d’un fervent défenseur de la faune. Seuls les marchands de légumes voyaient en cette bourrique osseuse une bouche supplémentaire qu’il fallait nourrir. Et Ritzou commença à appeler la petite bête « mon fils ». Le soir, avant de dormir, l’homme aux bras tatoués n’oubliait pas de donner quelques conseils à son fils. Malgré la quantité de vin qu’il ingurgitait, il restait taciturne. Les rares phrases qu’il adressait au petit animal faisaient de grosses manœuvres avant de se dégager, tant bien que mal, de sa bouche. Comme s’il voulait lui montrer qu’il était attentif à ses conseils, l’animal dressait ses longues oreilles tout en fixant son « père » de ses gros yeux.
Beaucoup de jeunes qui rêvaient de devenir de riches négociants furent choqués par l’âpre réalité. Ils comprirent que le poste d’un fonctionnaire quelconque était mille fois plus lucratif que leur commerce de misère. Ils revendirent leurs boutiques et partirent ailleurs voir si l’herbe était plus verte. Nouveaux acquéreurs, généralement des femmes. Nouvelle stratégie de marketing. Au lieu de rester coincées dans leurs étroites boutiques, les nouvelles commerçantes envahirent l’unique place centrale du marché pour y exposer leurs marchandises. La plupart d’entre elles étaient des marchandes de légumes. Naima qui vendait de la coriandre et du persil fut la première à se mettre au beau milieu de la place. La quarantaine. Une poitrine bien fournie. Exagérément maquillée. G. de Fontenay avec son chapeau blanc. Elle étala sa marchandise. Jambes poilues. Elle commença à crier pour attirer l’attention des clients. La concurrence devint farouche à partir du moment où d’autres marchandes s’installèrent à côté d’elle. Aicha : la plus grande menace pour Naima. Une trentaine d’années. Peau blanche. Visage rond. Yeux ensorcelants. La façon dont les clients regardaient Aicha en souriant, annonçait clairement que la guerre entre les deux femmes serait sans merci. Il fallait sortir toute l’artillerie lourde, surprendre l’ennemi. Après avoir bien étudié le champ de bataille, Naima décida d’attaquer la première. Elle interpelait les passants. Elle leur jetait un clin d’œil. Elle les invitait, d’un mouvement bref de la tête, à admirer … ses jambes. On la voyait, souvent, partir avec un jeune homme vers sa petite boutique au fond du marché pour lui présenter ce qu’elle avait de meilleur comme marchandise. Derrière le rideau en tissu rouge, les transactions duraient entre quinze et vingt minutes. Triomphante, le visage en sueurs, Naima rejoignait alors sa place en déclarant à voix haute pour que le clan ennemi l’entende. « Chez-moi, le client est roi. Il n’a que l’embarras du choix. Le produit que je lui offre est toujours frais et délicieux ! ». Toutes les vendeuses devenaient pales. Elles se regardaient silencieusement. Cuisante défaite ! A force d’entendre cette allusion irritante et provocatrice, elles finirent par utiliser les mêmes armes que Naima et commencèrent à inviter les clients à les accompagner pour qu’elles leur présentent ce qu’elles avaient, elles aussi, de plus frais et de plus délicieux. Cette nouvelle situation engendra une crise sans précédent qui frappa de plein fouet le commerce de Naima. Les clients boycottaient sa marchandise. Aucune organisation, aucune association ne put intervenir en sa faveur. Même l’OMC était incapable d’intercéder pour gérer cette crise.
( A suivre )
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