Un amour Å“dipien
I - Les gendarmes venaient de repartir dans leur jeep laissant derrière eux un épais nuage de poussière rouge et une centaine de curieux venus de toute la tribu assister à cet événement inhabituel. Ils emmenèrent ma mère et Aouicha. Comme un troupeau de biches, les habitants, le regard plein d’inquiétude, observaient de loin ces prédateurs qui venaient de leur ravir deux des leurs. Ils ne pouvaient pas parler. Ils ne pouvaient pas réagir. Ils avaient peur. Sachant que cette arrestation allait lui couter cher, mon père tenta, tant bien que mal, de négocier sur place leur libération, mais le brigadier, un gros homme aux sourcils épais et drus, refusa toute discussion en lui intimant autoritairement de le rejoindre à la brigade. Sur leur terrain, nos gendarmes se sentaient parfaitement à l’aise puisqu’ils arrêtaient eux-mêmes le prix indiscutable de toute transaction. Tout marchandage avec les autorités pouvait se transformer en délit passible d’un emprisonnement. Une fois la jeep disparue des regards, mon père, la mort dans l’âme, jeta un coup d’œil triste sur la quinzaine de chèvres blotties à l’ombre du grand rocher. Cette affaire allait lui couter au moins le prix de trois bêtes.
II- Depuis plus d’un mois, rien n’allait plus entre ma mère et Aouicha. La bagarre planait dans l’air. On savait que la moindre étincelle, le moindre faux pas pourrait déclencher la dispute tant attendue par de nombreuses familles avides de sensations fortes. En période de pleine lune, ma mère devenait surexcitée. Une abeille voltigeant d’un lieu à un autre, prête à piquer quiconque s’approchait d’elle. Ses gestes paraissaient vifs. Elle se démenait comme une possédée. Devant ce bouillonnement débordant, les voisines n’hésitaient pas à la pousser à mettre fin à cette situation d’attente et d’expectative tout en soulignant la sagesse de sa décision. Elles lui proposaient plusieurs variantes d’attaque en exagérant largement ses atouts guerriers. A la fin de chaque préparation de mise en condition, ma mère devenait toute pale. Elle riait d’un rire forcée et jetait des regards défiant Ã
son adversaire qui vaquait à ses occupations ménagères à quelques mètres d’elle. Telles des bêtes sauvages, les deux belligérantes avaient marqué leurs territoires. Curieux, moi-même j’attendais ce moment avec impatience. Je pressentais que ma mère allait remporter cette victoire haut la main. Menue et agile comme un guépard, elle ferait une bouchée de son ennemie, surtout qu’elle était parfaitement préparée . Cette situation si tendue avait pris naissance depuis le jour où Aouicha était arrivée chez nous. Elle était la troisième femme de mon grand père.
III- Après avoir servi la France en participant à plusieurs guerres, aussi bien en Afrique qu’en Indochine, mon grand père fut renvoyé chez lui pour vivre misérablement comme tous les membres de la tribu, le reste de son âge. Ulysse. A cette différence près, c’est que le séjour de mon aieul en Asie n’avait rien de commun, ni de prestigieux avec le parcours géographique du héros de la mythologie grecque. La guerre, le climat, la prison, les maladies, la faim… l’avaient outrageusement abîmé . Au moment où la France nous l’avait restitué, il ne servait plus à grand-chose. Même sa deuxième femme Ittou, une berbère, ramenée du sud du pays, avait quitté notre tribu juste après l’enrôlement de ce dernier sous le drapeau français. Mon grand père était heureux de retrouver sa fille unique et de vivre auprès d’elle. Ayant perdu sa première femme, alors que maman n’avait pas encore six ans, il resta veuf pendant huit ans avant de se remarier à la jeune Ittou. Malheureusement, il n’avait pu jouir pleinement des délices de cette nouvelle union au goût presque exotique: la France l’ayant arraché des bras d’Ittou quelques mois après son remariage. Alors que mon grand père faisait la guerre en Asie de l’Est, ma mère s’était mariée et vivait avec mon père dans la maison du soldat. A son retour d’Asie, comme il n’était plus l’ouvrier solide et bien bâti, auquel toute la tribu faisait appel pour désherber un champ ou pour construire une muraille, ma mère se contenta de lui confier de menus travaux : surveiller le troupeau de chèvres quand j’étais à l’école, faire des courses le jour du marché, étaler le linge pour qu’il sèche… A chaque occasion, ma mère nous rappelait : « Votre grand-père est devenu très fragile. Il faut le ménager et lui prêter une attention particulière. Vu son âge et son état de santé, il va bientôt nous quitter, le pauvre ! » Elle s’était trompée à son sujet !
( Ã suivre)
|