J’étais tranquille, occupé à travailler, appliqué sur ma tâche. Quand soudain, cette sensation douloureuse, séparation brutale et puis la chute. Non ! Je ne veux pas finir haché dans cette broyeuse, puis dans le burger destiné à un français se prenant pour un américain. Je ne suis pas comestible. Ne me laissez pas ainsi, je me sens seul. Où sont mes frères et sœurs. Nous sommes 14 pour la branche gauche et j’ai 14 cousins de la droite. Je ne suis pas fait pour être isolé. Notre devise : restons soudés comme les doigts d’une seule main !
Enfin, je me sens soulevé et je retrouve la chaleur de ma fratrie. Celle s’enquiert de mon état. Je leur réponds que je suis scié par ce qui m’arrive. Me voilà arrivé dans un lieu inconnu. Des lumières m’aveuglent. Une jeune femme m’observe sous tous les angles comme si j’étais un diamant à tailler. Quand tout à coup, je ressens une vive douleur à ma base. Elle vient de me transpercer à l’aide d’un morceau de métal. Imaginez-vous la sensation horrible que cela procure. Je reste immobile, dans l’attente de la suite. Vais-je être mis sur le grill d’un barbecue ou servi en apéritif ce soir entre les chips et les olives ? Non, elle fait subir le même sort à mon frère cadet et nous réunit à nouveau. Un petit coup de liquide coloré qui pique et je me retrouve avec un manchon sur la tête. Une prise d’otage ? Quelle rançon vont-ils réclamer pour quelqu’un de si insignifiant que moi ? C’est vrai. S’il y a avait un vote pour le morceau de corps le plus inutile, je serais en compétition avec l’appendice et les amygdales.
Je suis à la même position qu’avant mais incapable de faire le moindre mouvement. Le temps me paraît long. Mon frère tente une approche mais les liens sont rompus. Nous n’avons plus la même communication. Habitué à vivre la tête en bas, je suis devenu l’objet de nombreux égards et on me garde la tête haute, sûrement pour éviter une seconde chute. La nuit passe.
J’entends que l’on retourne dans le même lieu qu’hier. Je reconnais la jolie voix de la jeune dame. Je sens à nouveau ses doigts délicats me toucher et me retrouve brutalement au fond d’un récipient. Qu’a-t-elle encore comme idée ? De la super glue ? Ce sera peut-être plus efficace que le cure-dent. Je vois quatre yeux penchés sur moi et mon cas désespéré. Mon propriétaire semble pourtant soulagé. La femme me jette violemment dans la poubelle. Je suis encore jeune. Donnez-moi une chance. Je peux encore servir pour taper sur le A et le Q du clavier et pour compter. Quel sort funeste. J’entends bien que mon maître tente de me récupérer mais en vain. En-dessous de moi, je constate que je ne suis pas seul. Un orteil m’interpelle : « Hé, le nouveau. Ne t’inquiète pas. On ne va pas rester là longtemps. C’est pas le pied mais c’est comme cela. ». Et il se met à rire. Une oreille me rassure. « Confie-toi. Je peux tout entendre. J’ai appartenu à un psychiatre. ».
Quelques heures plus tard, on a tous fini dans un feu de joie. Ainsi se termina la carrière de la dernière phalange du petit doigt de Bacchus.
|