Béryl a passé l’après midi, à lire les cartes postales de l’album. Azéline a eu une vie très riche, elle a rencontré beaucoup de monde.
Elle décide d’en savoir plus, et d’interroger sa tante ce soir au dîner. Marie-Madeleine a passé sa journée dehors à travailler dans le jardin, à nettoyer les litières des animaux, La jeune femme découvre qu’elle a aussi des poules, des chèvres et un âne ! Marie-Madeleine prépare d’ailleurs une omelette avec des œufs maison,
« ils ne peuvent pas être plus frais, tous pondus du jour ! J’en donne aux voisins, je ne peux pas tout manger, quelles pondeuses ces poules ! En plus elles ne coûtent pas cher, elles ne mangent que des épluchures ! »
« As-tu entendu parler d’Azeline Cadoret ? »,
« oui bien sûr, c’était la mère de l’ancien propriétaire, c’était un gars bizarre, un peu zinzin. A sa mort, son frère qui avait l’air un peu plus futé a vendu la maison. D’après ce que j’ai entendu dire, le père était un peu simplet aussi ».
Béryl est stupéfaite !
« Mais Azeline a fait des études apparemment assez poussées, comment a-t-elle pu se marier avec un retardé mental ? ».
Marie-Madeleine s’anime, visiblement elle a été intriguée aussi, c’est une femme assez anticonformiste, qui a vécu une vie très indépendante, et elle a immédiatement trouvé Azeline sympathique, même si elle ne l’a pas connue : « C’est bizarre en effet, j’ai découvert qu’elle était l’institutrice du village, mais quand on en parle à son petit fils, ou aux voisins, tout le monde répond, elle est morte jeune. Les gens semblent gênés, je n’ai réussi à avoir aucun renseignement sur elle ».
Béryl a une petite idée de ce qui a provoqué l’embarras des habitants du village.
« Tu sais j’ai retrouvé des cahiers d’école aussi, je pense que ce sont les cahiers des fils, je chercherai le carton, et je te les donnerai demain si tu veux ».
Tout est bon pour Béryl, elle a trouvé une occupation pour ses vacances forcées, elle pourra se reposer tout en faisant une activité intéressante.
Marie-Madeleine aussi a été une sorte de paria dans sa famille, c’était une femme en avance sur son temps, et la famille ou l’entourage ne sont en général pas tendres avec ce genre de personnes, surtout si elles sont des femmes.
Elle s’était retrouvée enceinte à 16 ans, après des cours de mathématiques de rattrapage dispensés par un étudiant de 18 ans au sourire ravageur. Les deux familles faisaient partie de la bourgeoisie, et il était hors de question d’avoir « un petit bâtard » dans la famille. Les parents de Marie-Madeleine étaient partisans d’un avortement en Tunisie, alors que la famille du jeune homme a décidé de les marier au plus vite. En peu de temps trois vies seraient brisées, celle des parents mariés trop jeunes et complètement incapables de s’occuper d’un bébé. La carrière de médecin du garçon stoppée nette, il serait instituteur puis professeur de collège, quant à Marie-Madeleine ce qui était prévu pour elle s’était la perspective palpitante de vie de femme au foyer.
Elle qui avait connu la condition privilégiée d’une jeune fille de bonne famille en Afrique du nord, se retrouvait dans une ville du nord de la France, à patauger dans la gadoue, avec un marmot, puis deux, pendus à ses jupes à carreaux.
Le petit garçon né chez ces adolescents aurait toujours l’impression d’avoir gâché la vie de ses parents.
Marie-Madeleine s’enfuit bien vite avec le meilleur ami de son mari qui la trompait aussi. La famille ne retint que la faute de Marie-Madeleine la bien nommée. Après quelques années et un deuxième mariage, elle mit au monde un troisième garçon, tout en subvenant aux besoins de la famille, puisque son nouveau mari jouait tout l’argent du ménage aux cartes. Ses sœurs avaient fait de beaux mariages, elles avaient des maris riches qui les entretenaient, ce qui était normal dans les milieux aisés ; Marie-Madeleine elle, travaillait et passait pour une ratée, en plus elle avait du mal à joindre les deux bouts, et les huissiers frappaient souvent à la porte.
Azéline et Marie-Madeleine avaient décidément des points communs !
Béryl et sa tante passent la soirée devant un film à la télévision, c’est un film de Jean-Paul Belmondo qui se passe à Rio. Les images colorées et ensoleillées jurent avec l’obscurité qui règne dans le salon. La télé est minuscule et située un peu trop loin du canapé. Les chiens étant allongés sur les deux canapés, les deux femmes se sont installées sur des chaises ramenées de la cuisine. Vingt minutes avant la fin, Marie-Madeleine décide d’aller se coucher, elle déclare qu’elle est fatiguée, et souhaite bonne nuit à sa nièce. Pendant ce temps la diffusion du film continue et quand Béryl regarde à nouveau l’écran, elle voit défiler le générique de fin. Heureusement qu’elle connaissait l’histoire, mais tout ça est assez frustrant. Elle est seule dans la pièce, elle éteint la télévision.
Quand elle a l’impression de sentir une présence. Les trois chiens sont partis se coucher avec Marie-Madeleine, il n’y a qu’elle dans le salon. Elle n’a pas peur, elle ne sent aucun danger, mais même si elle n’entend aucun son, une chaleur humaine, presque un parfum semble près d’elle. Elle va se coucher. Dans sa chambre, elle ne ressent plus rien, elle a dû rêver.
Elle dort d’un sommeil de plomb, et elle se réveille au son de l’aspirateur. Il est 9 heures et sa tante fait le grand ménage de la semaine, eau de javel dans tous les coins, fenêtres grandes ouvertes. La machine à laver, pleine à ras bord, ronronne au même rythme que les chats, qui dorment sur les meubles dans toutes les pièces. Un jour Béryl a ouvert un tiroir pour chercher une nappe, il était empli de petits chatons, une maman avait décidé de mettre bas à cet endroit, et ça ne semblait pas embêter la maîtresse des lieux. La table du petit déjeuner est la même que la veille, elle est couverte, de croissants, pains au chocolat et baguettes croustillantes.
« Tu sais ma tante, je ne mange pas tant que ça, tu as acheté beaucoup trop de choses ! »,
« Tu as besoin de manger, il faut que tu reprennes des forces ».
Marie-Madeleine parle tout en continuant son ménage, elle est debout depuis 5 heures du matin. Elle sait que Béryl se remet de son AVC, et qu’elle a besoin de se reposer, mais elle ne peut s’empêcher d’être irritée de voir quelqu’un se lever si tard.
Le temps pour Béryl de se reposer après le petit déjeuner, et d’aller se laver, il est 11 h30. Elle sent la mauvaise humeur de sa tante monter, mais elle n’y peut rien, impossible d’accélérer, tout se met à tourner si elle se lève trop vite.
« Tu as faim ? A midi, je ne mange pas, il y a du pain et du fromage si tu veux. Je dois aller chercher à manger pour les animaux à la coopérative cet après midi »,
le ton est sec, et la jeune femme s’empresse de répondre,
« c’est très bien, tu sais avec le bon petit déjeuner que tu as préparé ce matin, et le peu d’activités que j’aie, je n’ai pas très faim ! ».
Marie-Madeleine mange son morceau de fromage sur un coin de la table, et sort en lançant,
« j’ai retrouvé le carton avec les cahiers, ils sont dans le salon ».
Béryl n’a pas le temps de répondre, la vieille dame est déjà partie ! Elle a l’après midi pour elle,
« voyons ce qu’il y a dans ce carton ».
Elle se dirige vers le salon avec un air gourmand, elle a l’impression d’être un inspecteur qui enquête sur une affaire non résolue. Elle a aussi l’impression que justice n’a pas été rendue, elle se sent une âme de justicière. Il fait tellement gris dehors, que la nuit a envahi la maison. La pluie n’arrête pas de tomber. Le carton est empli de vieux cahiers, il y a des noms sur les couvertures, l’écriture est toujours soignée : Pierre Conan. Ce doit être un des fils d’Azéline. Les cahiers sont bien tenus, les notes sont assez sévères, il y a quelques dictées, le garçon a fait très peu de fautes mais les commentaires sont sans pitié :
« apprenez vos leçons, vous n’avez pas le niveau pour passer le certificat d’études primaires ! ».
Azéline devait être déçue, elle qui était institutrice, pourtant, si la dictée avait été donnée à un des élèves de Béryl, Pierre serait passé pour un génie.
Voilà un autre cahier marqué « Calcul », les opérations s’alignent sur les pages, quelques problèmes de mathématiques paraissent bien compliqués aujourd’hui, visiblement Pierre est meilleur en calcul qu’en français. Le contenu du carton est assez décevant finalement.
La jeune femme décide de le vider entièrement, il y a quelques livres assez anciens, 1933, 1934, soudain des cahiers jaunis attachés avec une ficelle tombent à terre. Béryl se penche, elle sent qu’elle a fait une découverte d’importance, elle lit le nom sur la couverture, une écriture fine et élancée forme le nom d’Azéline Cadoret. Elle tremble en tournant les pages, les cahiers sont incroyablement bien conservés.
Le premier est un cahier de compositions, la date est écrite en haut de la page : le 18 Décembre 1904. Ma grand-mère est née en 1904 se dit Béryl ! Elle aurait 108 ans ! Les cahiers ne paraissent pas si vieux pourtant. La présence que la jeune femme avait sentie le soir précédent se manifeste à nouveau.
Marie-Madeleine n’est pas rentrée, les chiens sont vautrés dans la cuisine, elle est seule dans le salon. Pourtant, elle ne rêve pas, elle peut presque sentir le souffle d’une personne assise à côté d’elle sur le canapé. Elle se dit qu’après un AVC, il est peut-être normal d’avoir des hallucinations. C’est embêtant. Elle guette depuis sa sortie de l’hôpital, des signes qui signifieraient que son cerveau ne fonctionne pas tout à fait normalement. Le neurologue lui a assuré que tout allait bien :
« Ma belle Béryl, vous parlez normalement, vous pouvez lire en Français et en Anglais, vous bougez normalement, tout va bien ».
Son côté droit est toujours aussi engourdi pourtant. La manipulation de tous ces cahiers l’a fatiguée, mais la curiosité est trop forte, elle reprend le cahier d’Azéline, le commentaire de son professeur est aussi sévère que dans les cahiers de son fils :
« votre récit n’a aucun intérêt »,
Béryl ne s’autoriserait jamais à écrire de tels commentaires, le but n’est pas de décourager les élèves mais de les faire progresser. Les critères d’évaluation changent avec les époques. Le sujet de la composition est : une après midi représentative de votre vie de tous les jours. La scène se passe dans le salon où est assise Béryl, Azéline est en compagnie de sa grand-mère. La jeune femme sent une chaleur bienveillante l’envahir, elle a même la sensation qu’une main vient d’effleurer sa joue.
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