Nous sommes samedi. Lucie et Ludivine ont décidé de se rendre dans la ville de Mons, où elles ont passé les trois ans de leurs études. Faute de voiture et de permis, elles optent pour le voyage en train.
Arrivées à la gare, elles remontent le long de la cathédrale Sainte Waudru afin de rejoindre la Grand-Place. Celle-ci est vidée de ses terrasses en raison de rafales de vent assez violentes. Lucie émet le désir d’aller caresser la tête du petit singe qui orne la façade de l’hôtel de ville. Ce dernier est réputé exaucer les souhaits. Même si Lucie et Ludivine ne croient pas en ces boniments, elles désirent se conformer à cette tradition locale. Ludivine frotte doucement le bronze élimé puis clame « A toi ! ».
Lucie approche sa main de la statuette et reçoit comme une décharge électrique.
« Tu as frotté trop longtemps Ludivine ! Maintenant il est chargé d’électricité statique. - Essaie à nouveau. »
La jeune femme pose sa paume avec une légère appréhension mais plus rien ne se passe. Un petit massage du cuir chevelu simiesque, une pensée furtive exprimant un souhait et l’opération se termine.
« Bon, on va faire du shopping ? - Bien sûr ! »
Les deux amies se dirigent vers la rue piétonne très pentue et pavée de pierres anciennes, lui conférant un certain charme. Il y a peu de badauds. En passant devant une bijouterie, Lucie remarque un couple admirant l’étalage. Quand soudain, deux voix semblent s’adresser à elle. Elle s’arrête et regarde aux alentours si quelqu’un l’interpelle. Le phénomène se reproduit. Elle entend distinctement une voix féminine déclarer « S’il pouvait me payer cette bague. Elle est si belle. Oh, cette autre aussi. Je ne sais pas laquelle choisir. » Et juste ensuite une voix plus grave « Pourvu qu’elle ne choisisse pas celle avec les diamants sinon je serai obligé d’emprunter encore à Papa. » Ludivine la sort de ses pensées.
« Pourquoi tu t’arrêtes ? Tu as l’air bizarre. - Je ne sais pas. Tu as entendu ces voix ? - Non, la rue est assez calme. Qu’est-ce qu’elles disaient ? - Elles parlaient de bagues. - Il y a le couple là derrière mais ils ne disent rien. »
Lucie s’approche des tourtereaux et fait mine d’admirer les bijoux. « J’aime celle avec les diamants mais je ne sais pas s’il a les moyens. Oh, il faut que je me décide avant qu’il ne change d’avis. » « Bon. Peut-être qu’elle n’aime pas les bijoux. Ca m’arrangerait. Je lui laisse encore trente secondes et je propose une robe. »
Lucie a observé discrètement les lèvres des deux amoureux ; elles n’ont pas bougé. Pourtant leurs voix étaient distinctes. Elle s’adresse à eux :
« Vous devriez choisir la bague là -bas avec les deux saphirs. Elle est magnifique et à un prix abordable. »
Un peu étonné de son intervention, l’homme rebondit :
« C’est vrai, chérie, qu’elle est magnifique. Qu’en penses-tu ? Si tu ne choisis pas, je le ferai pour toi. - Tu as raison, je ne l’avais pas remarquée. Entrons l’essayer. »
Lucie a remarqué les mêmes intonations dans les voix.
« Tu deviens conseillère en bijoux maintenant ? lui rétorque Ludivine. - Non. Mais c’est bizarre. J’ai comme entendu leurs pensées. - Tu es surmenée en ce moment ? Trop de boulot ? - Non. Enfin si, j’ai un peu de retard. Mais rien à voir. Laisse tomber, on avance ? »
Face à un magasin de vêtements assez réputé, les deux amies ne peuvent s’empêcher d’entrer en se promettant de rester raisonnables dans leurs dépenses. Elles slaloment dans tous les rayons, s’exclamant devant les couleurs chatoyantes des tenues et l’originalité de certaines autres. Elles terminent dans l’espace réservé à la lingerie féminine. « J’aimerais lui plaire. Cet ensemble est très sexy. Je ne sais pas si Jean aimera. Il préfèrera plutôt celui en dentelles mais il ressemble à mon rouge. Je ne peux pas prendre les deux, je n’ai pas assez. »
Lucie se retourne et une dame d’une quarantaine d’années est occupée de comparer des modèles de soutien-gorge et string assortis. Lucie lui demande :
« Vous m’avez parlé ? »
La femme la dévisage en lançant un « non ».
« Vous devriez prendre le modèle sexy. Il devrait plaire à Jean. »
Là , la cliente fait face à Lucie : « Comment connaissez-vous mon mari ? - Je ne le connais pas. C’est vous qui avez réfléchi tout haut. Alors, je vous donne mon avis. Bonne journée. »
Lucie prend la main de Ludivine et elles s’éloignent.
« Tu as aussi entendu quand elle réfléchissait à haute voix ? - Elle n’a rien dit. Comment tu as appris le prénom de son mec ? - C’est vraiment étrange. Je pense que j’entends les pensées des gens. - Tu sais qu’on en a brulé pour moins que cela il y a quelques siècles ? - Je ne comprends pas moi-même ce qui se passe. - C’est fou. Bon, tu l’achètes ce petit top ? - Oui.»
La caissière lui adresse un sourire forcé en scannant l’article. « J’espère que ma candidature dans l’agence de voyage sera retenue. J’en ai marre de ce job pourri. »
Lucie paie et lance en partant :
« Bon courage pour votre recherche d’emploi. »
Ludivine l’interroge :
« Qu’est-ce que tu racontes. Elle a déjà un job. - Mais elle le déteste. Elle attend autre chose. - Elle n’a rien dit. - Tu me crois maintenant ? - C’est trop bizarre. Et moi ? A quoi je pense ? - Je ne sais pas. J’ai l’impression que je n’entends que les souhaits … - Attends, je me concentre. »
Ludivine ferme les yeux en grimaçant.
« Tu as entendu ? - Non. Rien. Cela ne marche peut-être qu’avec des inconnus. - Peut-être. J’ai soif. Qu’est-ce que j’ai envie d’une Chimay. - Une Chimay ? Alors la rouge. La bleue est un peu forte même si on rentre en train. - Je … je n’ai rien dit. - Alors, ça marche aussi avec toi. - C’est dingue ! »
Les jeunes femmes entrent dans un petit troquet typique. La partie supérieure du bar est ornée de dizaines de bouteilles de bières vides arborant chacune une étiquette différente, vantant ainsi la diversité des brasseries belges. Elles s’installent dans un coin calme. Le serveur s’approche. Pendant qu’elles passent commande, Lucie entend :
« Mignonne la brune. Je me demande si elle est libre. »
Lorsqu’il s’éloigne, Lucie glisse à l’oreille de Ludivine :
« Tu as fait une touche ! - Non ? J’espère qu’il n’a pas de pensées salasses. »
Lorsque le serveur vient leur apporter leurs bières, Lucie paie et lui glisse un morceau de papier avec son numéro de téléphone.
« Ma copine est déjà casée mais moi je suis libre. »
Il s’éloigne, perplexe.
« Alors, qu’est-ce qu’il a pensé ? - Rien du tout. C’est sur toi qu’il a flashé. - Pas de chance. »
Après une lente dégustation, elles décident de reprendre la direction de la gare. Sur le chemin, elles croisent un groupe de touristes chinois. A leur approche, Lucie est assaillie de voix différentes s’exprimant dans une langue qui lui est étrangère. Toute cette cacophonie résonne dans sa tête. Elle s’arrête et se tient le crâne entre les mains, elle est prise de vertiges et une migraine vient assaillir son cerveau. Elle a l’impression de chuter dans un gouffre sans fond.
Elle entend de petits bruits autour d’elle, des pas feutrés et des chuchotements. Lucie ouvre doucement les yeux et découvre une pièce très lumineuse. Elle est allongée dans un lit. Ludivine discute avec une femme en blouse blanche quand elle s’aperçoit que son amie est réveillée.
« Elle a ouvert les yeux ! »
La femme inconnue s’approche de Lucie qui remarque le badge accroché à la poche de sa blouse blanche annonçant « Docteur Dupont ». « Bonjour. Vous pouvez me donner votre identité ? - Oui. Je m’appelle Lucie. - Vous savez ce qui s’est passé ? - Nous avons croisé des touristes chinois … »
Là , son regard tombe sur la main de la praticienne qui porte une bague avec deux saphirs. Elle observe plus attentivement le visage compatissant et reconnaît la femme devant la bijouterie.
« Vous avez suivi mon conseil. Elle est vraiment magnifique cette bague. - Pardon ? De quoi parlez-vous ? - Devant la bijouterie, vous hésitiez tout à l’heure. - Mais mon mari me l’a offerte il y a deux ans et on ne s’est jamais rencontrées. Savez-vous où vous êtes ? - A l’hôpital je crois. J’ai été prise d’une migraine et je suis tombée dans les pommes. - Connaissez-vous l’origine de votre migraine ? - J’entendais toutes ces voix de touristes avec leur drôle d’accent qui résonnaient dans ma tête … »
Ludivine intervient :
« Qu’est-ce que tu racontes ? On s’est approchée du singe et, avant que tu ne le touches, une tuile s’est détachée du toit et t’est tombée sur la tête. Tu as perdu connaissance et on a appelé l’ambulance. Même pas le temps de faire un petit tour ! - Je ne comprends rien du tout. On est pourtant entrées dans un magasin. J’ai même acheté un top bleu. Et puis le serveur voulait te faire du gringue. - Tu as rêvé pendant ton inconscience. - Sûrement. Je peux partir, docteur ? - Oui. Vos examens ont montré une légère commotion. Rien de grave. Vous allez avoir des maux de tête pendant quelques jours. Je vais vous prescrire des cachets. »
Après les dernières recommandations, elles peuvent quitter les urgences. Sur la route de la gare, elles passent devant une agence de voyage. Derrière la vitrine laissant les bureaux apparents, Lucie reconnaît la caissière occupée à conseiller une cliente qui n’est autre que celle qui hésitait à prendre la tenue sexy. Cette vision la trouble mais elle n’ose pas en parler à son amie.
Les tickets en poche, elles s’installent dans le wagon de tête.
« Bon. On n’aura pas vraiment profité de cette journée. Tu m’as fait une peur bleue. La prochaine fois, tu devrais porter un casque de sécurité avant de t’approcher de ce singe. »
Lucie reste muette. Elle se remémore cette sorte de rêve qui lui paraissait tellement réel et irréel à la fois. En effet, entendre les pensées, ce n’est pas très cartésien.
Un jeune homme s’assied dans la rangée d’à -côté. Son visage semble familier à Lucie. Le train s’ébranle et le contrôleur entre dans le wagon. Les tickets sont estampillés un à un. L’homme sort son billet de la poche arrière de son jean. Un bout de papier tombe dans l’allée. Personne ne l’a remarqué sauf Lucie. Le contrôleur s’éloigne. Lucie se lève, ramasse le petit morceau de papier déchiré pour le remettre à son propriétaire. C’est alors qu’elle remarque qu’il comporte un numéro de téléphone … le sien.
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