La petite fille
La nuit était sombre et froide, les trottoirs sans éclairage de la ville étaient tout à fait déserts et silencieux, les pauvres pavillons bas et modestes de St Denis semblaient inhabités, vides derrière leurs volets de bois mal peints. La petite fille marchait seule en longeant les murs gris des pauvres et vieilles maisons de cette petite banlieue modeste de Paris. Elle se dirigeait décidée, vers la rivière qui serpentait entre les terrains vagues et les parcelles nues sur lesquelles elle chapardait, aussi souvent que possible, des pivoines ou des lys abandonnés à l'état sauvage. Ces fleurs merveilleuses poussaient, sauvages et oubliées sur une herbe qui n'avait jamais vu de tondeuse, ces anciens jardins abandonnés entre deux ou trois arbres fruitiers en état de mort imminente étaient son paradis. Elle avait pour habitude de déchirer ses pauvres culottes en interlock qui lui montaient gracieusement sous les bras, et aussi de griffer ses coudes et ses genoux, sans précautions pour passer au dessus des méchants fils de fer barbelés rouillés, pour aller se livrer à la fabrication de ses merveilleux bouquets sauvages. Une rose ancienne d'une belle couleur rose pastel délicieuse, un iris bleu, un iris violet, quelques marguerites géantes, un ou deux bleuets, du gypsophile, et surtout sa préférence, son délice d'odeur : une branche de lilas mauve, une autre de lilas blanc. Elle gardera sa vie durant cet amour du lilas. Elle conservera toujours pour cette fleur un penchant attendri, voyant en lui, pour moitié la fragilité, la délicatesse de la fleur odorante, parfumée de printemps prometteur mais éphémère, et pour moitié la résistance, la force et la persistance de l'arbre. Quand ses branches offraient ses senteurs venues de sa frondaison ronde et colorée, telle une fleur géante et superbe, illuminant l'horizon de chaque jardin, cette fleur à la grâce féminine et à la résistance masculine, fleur à la fois délicate et robuste, à la fois généreuse et si peu exigeante de soin. Les lilas de son quartier et des squares de sa banlieue étaient la plante star que son coeur d'enfant avait placée dans son panthéon de la beauté et qu'elle décorait du premier prix des flagrances. Ses sensations étaient les prémices qui annonçaient l'éveil de sa sensualité encore en sommeil. Elle avançait solitaire et résolue dans sa ville se dirigeant vers son but, vers "la vieille mer". Cette petite rivière, encore sauvage et qui traversait insousciance la grande ville qui allait bientôt la "manger", était son deuxième amour. Elle y regardait sans crainte, ni dégoût, les grosses sangsues noires que quelques voisins venaient capturer pour soigner leur varices douloureuses. On y trouvait encore quelques pauvres écrevisses et beaucoup de têtards qui lui offrirent ses premières leçons d'histoires naturelles. La "vieille mer" coulait entre les mauvaises herbes, ignorant pour quelques années encore, le béton glouton qui la contraindrait à disparaître de la vue de tous pour aller un jour couler sous terre, cachée, à jamais disparue, et ignorée des habitants. Pour le moment la rivière vivait encore et l'enfant avait pour habitude de s'arrêter sur le vieux pont, pour là , seule immobile, tomber des heures durant dans l'extase de ce décor, et parler à la lune qui se mirait ronde et belle dans l'eau noire. Devant ce spectacle elle engrangeait des sensations de bonheur infini, de richesse, un univers onirique et magique, des émotions qu'elle s'inventait, seule, et dont elle se servirait plus tard pour affronter la froideur de la vie.
En avançant vers la rivière amie, elle se redit qu'elle devait y trouver une belle couverture rouge, une couverture rouge devait très certainement flotter sur l'eau de la "vieille mer". Personne ne saurait dire à quoi servirait cette couverture, tout comme personne ne pourrait dire pourquoi elle devait aller la chercher, pas plus que l'on ne savait à qui elle appartenait. C'était ainsi, et l'enfant ne savait qu'une chose, une seule et unique chose : elle devait, à l'aube de ses onze printemps, trouver cette couverture rouge, quoiqu'il se passe. C'était essentiel, et c'est tout ce qu'elle savait.
Son pas était ferme, mais bientôt la rue commença de rétrécir et la progression de l'enfant fût plus lente. Les murs étaient proches et se faisaient face, si près, si près que la place lui manquait et que l'étouffement l'a saisit. L'espace devint de plus en plus exigu et bientôt elle dû se glisser en travers, marchant de profil comme les déesses Égyptienne peintes sur la paroi de leurs tombeaux. Bientôt la progression était presque impossible, les murs terriblement rapprochés se terminaient, et elle dû se baisser, se courber pour s'engager sous un porche trop bas, si bas !. Elle était maintenant à quatre pattes, coincées entre les murs de vieux ciments gris et humides qui lui écorchaient les vêtements et la peau mise à nue. Elle souffrait et rampait à présent comme un animal, le nez dans la glaise noire et malodorante, elle se déplaçait centimètre par centimètre, sans jamais penser à abandonner son but, elle était tendue, à l'écoute du son qui la guidait vers la rivière toute proche. Dans le noir de sa prison de mur, elle se sentait glacée, frémissante et épuisée. La peur était logée depuis longtemps au fond de son ventre, elle la connaissait bien cette sale ennemie. Entêtée comme souvent, résolue, elle bataillait pour garder ses yeux ouverts et évoluer encore sur ce sol où elle sentait qu'elle s'engluait petit à petit. Accrochée comme les sangsues de la rivière, elle prit appui sur ses bras d'enfant pour aller plus avant, et aperçu enfin, au delà de l'opacité de l'air gris et glauque, la beauté de l'éclat brillant de l'eau bruissante de vie et de lumière. Elle était à une simple longueur de bras de son but. Elle fournit encore un effort, et distingua en se penchant sur le flot, le merveilleux rubis brillant, le magnifique incarnat flamboyant de sa quête. Sans attendre, avec énergie, elle plongea résolument ses deux bras dans la rivière et de ses mains tira vers elle ce trésor, avec une heureuse détermination. C'est alors que ses mains avides traversèrent sans peine cette richesse promise, le tissu de la couverture rouge, coulait sur sa peau, le tissu était liquide, écarlate et ardent de vie, le sang, la couverture rouge était le sang nourricier, le sang de la vie.. Sortilège, la petite était arrivée et elle venait de capturer une inouïe rivière de sang. Le temps était venu de grandir.
Sitôt que le sang rouge et vivant la toucha, puis que paisiblement il s'écoula, un enchantement merveilleux l'emporta. Soudain , elle avait traversé le temps, les lieux, elle se trouvait brutalement, sans aucune transition dans un immense véhicule, haut, et fait de vitres transparentes, un véhicule large et doux qui roulait majestueusement dans un paysage composé uniquement de ciel et d'immenses prairies, tout au loin on pouvait distinguer quelques immeubles modernes aux allures futuristes qui étaient prometteurs de confort et de beauté. Autour d'elle, l'espace était illimité, sans fin, harmonieux et paisible. Ses fleurs préférées étaient toutes là aussi, lumineuses sur le sol, bercées par un vent doux, léger si parfumé, et un peu partout dans son paradis elle voyait, verts et frais, ses amis les arbres et autour d' eux s'ébattaient sans crainte tous les animaux de la création. C'était l'éden, un lieu de paix, de bonheur. Le prodige, ne l'a surpris point, il semble qu'elle avait toujours eut une prescience de ce miracle, elle le vivait pleinement comme tout ce qu'elle avait vécu jusqu'à ce jour, et c'est tout. Elle savait seulement désormais avec certitude qu'un jour le bonheur viendrait, elle exultait. Elle ne faisait qu'exister, et vivait pleinement sa métamorphose exquise.
Dans son sommeil, une rupture soudaine, fit bouger l'enfant, sa respiration un instant s'accéléra, se fît plus saccadée, puis doucement lentement s'apaisa dans un doux et profond soupir. Son esprit dans son repos, venait d'enregistrer quelque chose, pendant sa somnolence apparente l'enfant, avait construit quelque chose : elle venait de donner une direction à sa vie. C'était le mystère de l'esprit . Bien sûr, la route inchangée continuera encore un moment, et demain, la petite fille à nouveau fera face pour un temps à ses parents et leur violence. Elle verra encore son père taper, frapper sa mère, peut-être même que, comme souvent, elle voudra s'interposer et sera violemment battue elle aussi, peut-être sera-t-elle même blessée de nouveau. Elle vivra encore les hurlements, la terreur, les scènes, les coups, le dégoût de la méchanceté, les cris aigus de l'effroi, ces terribles cris de peur animale coincés au fond de sa gorge. Elle connaîtra encore l'humiliation, la révolte, la soumission à l'autorité absolue, elle entendra encore comme toujours, qu'elle n'est qu'une fille, rien de bien important, mais juste et rien qu'une fille. Elle aura encore pour quelque temps la peur monstrueuse au ventre. Mais elle dort, et elle sait maintenant, car son esprit a choisi, elle sait maintenant que bientôt de son ventre viendra le sang, le sang de la vie. Elle sait qu'elle sera bientôt une femme, une femme belle, sans haine, une femme d'amour et de paix parce que libre, forte, et sans entraves. Dans cet instant, du fond de son être, du fond de son âme, elle se l'est promis.
Lydia Maleville
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