Une carrière pour Lucie ?
Lucie est une petite rouquine légèrement potelée. Elle porte des lunettes à la Harry Potter qui soulignent ses petits yeux verts. A 18 ans, il a fallu faire un choix de métier. C’est beau de reporter le sujet depuis plusieurs années mais il arrive toujours un moment où il faut choisir sa voie. Elle en a essayé plusieurs. Vétérinaire, c’est bien tant que cela reste théorique. Mais quand il a fallu fourrer son bras dans le derrière d’une vache, elle a tourné de l’œil et a terminé le visage dans une bouse bien fraîche et fumante. Prof, c’est intéressant pour les congés. Mais notre Lucie est une grande timide et ne possédant aucun ascendant sur les gamins, les cours ont tourné au pugilat dans la classe de 6ème primaire dont elle avait la charge pendant une matinée. C’est le directeur qui l’a libérée de la chaise à laquelle elle avait été ligotée. Elle en cauchemarde encore lorsqu’elle entend les cris à la sortie des cours. Lucie a tenté la logopédie. Comme elle parlait peu, les mots qui sortaient de sa bouche étaient comme des perles noires de l’Océan Pacifique. Elle s’exprimait dans un parfait français, faisant figure d’étrangère dans son village natal au fort accent patoisant. Mais, lorsque le petit garçon qui zézayait a commencé à bégayer après la troisième séance, elle a été priée de quitter l’école et cette carrière qui ne voulait pas d’elle. Bon, finalement, elle s’est trouvée sociable. Bien sûr, quand on ne dit rien dans un groupe, on peut se considérer comme telle puisqu’on n’essuie aucun rejet. La seule difficulté fut la défense du mémoire. Mais comme elle avait opté pour sujet : « Les difficultés de socialisation des enfants sourds », le jury a cru qu’elle avait mise en scène ses hésitations et bégaiements pour illustrer sa thèse. Diplôme en poche, Lucie postule maintenant un peu partout mais se retrouve à chaque fois confrontée à sa pire phobie. Pour certaines, ce sont les araignées, les chats, les pigeons, le vide ou encore un ascenseur ou le chiffre 13. Pour Lucie, ce sont les entretiens d’embauche. Elle n’en dort pas les deux nuits précédentes, elle arrive transpirante et les mains moites, le souffle court. On lui pose évidemment la question : « Vous avez couru ? Reprenez votre souffle.» Mais son cœur continue à battre la chamade, ratant parfois un battement face à une question piège. Elle a bien tenté de prendre des relaxants mais elle finit par s’endormir et rater le rendez-vous. Ou encore, elle affiche un air tellement détaché que l’employeur ne la prend aucunement au sérieux. Ce poste au CPAS est sa dernière chance. On est déjà en décembre. Il y a moins de candidats, les meilleurs ont déjà trouvé leur place. Dans la salle d’attente, Lucie se retrouve avec deux concurrentes. Une dame d’une quarantaine d’années et une fille plus jeune qu’elle. Cette dernière semble pleine d’assurance. Ayant été stagiaire, cet entretien semble n’être pour elle qu’une formalité. La dame se ronge les ongles qu’elle n’a plus depuis longtemps en semblant marmonner dans ses dents irrégulières un mantra. Enfin, c’est au tour de Lucie. Elle est priée d’entrer dans une salle de grande taille et invitée à s’asseoir au bout d’un bureau rectangulaire en verre épais. Elle se trouve alors face à trois femmes : une qui prend des notes, une qui évite son regard en comptant les taches au plafond ou vérifiant si ses faux ongles sont toujours au nombre de dix et enfin une petite blonde qui pose les questions. Avant de partir, Lucie avait ingurgité un cachet du Docteur Matamba sensé donner confiance en soi. Elle l’avait acheté sur le net en y mettant tous ses espoirs de dégoter un job. Zut, elle remarque qu’elle triture ses mains sous la table transparente. Elle les fourre sans ses poches ; cela lui donne l’air décontracté, un peu trop peut-être ? L’entretien se termine par un bref « Au revoir » et un imperceptible sourire dans les yeux de la femme de « questions pour un emploi ». Les jours s’écoulent lentement. Lucie tente de savoir en jouant à pile ou face la réponse qui lui sera réservée. Pile c’est oui, face c’est non. Hop ! La pièce part rouler sous l’armoire. Avec une lampe de poche, Lucie peut apercevoir que la pièce affiche sur son dessus le visage stoïque du Roi des belges. Non, ce n’est pas valable. Elle veille que son portable soit toujours chargé. Il ne faudrait pas rater un appel. Pendant une dégustation de penne, le téléphone se met à danser sur la table. Vite, mâcher, avaler, mâcher, avaler … pourquoi avoir choisi ce plat et enfourné une si grande bouchée ? Elle parvient à articuler un « allo » vaguement compréhensible. Une dernière déglutition permet de libérer son gosier pour lâcher « Merci et au revoir » à son interlocutrice. Lucie peut enfin envisager une carrière même si elle commence par un CDD de six mois. Merci Docteur Matamba !
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