Pour une bonne compréhension, veuillez lire les chapitres précédents à partir du prologue.
Lundi 12 mai : Fin de la mascarade
Je m’éveille vers neuf heures. Sur la table basse, Paul a préparé hier soir ma tablette de cachets, un verre d’eau, une tasse de lait, deux tartines au fromage emballées dans du papier aluminium et le téléphone. Sur un petit bout de papier, il a écrit : « Je te téléphonerai à 10 h 30. Appelle en cas de pépin. Je t’aime. Paul ». La douleur est moindre qu’hier matin mais elle reste à un niveau élevé. J’avale rapidement mon médicament. Il en reste peu. J’ai oublié de demander une ordonnance au médecin de garde. Il faudra tenir jusqu’à mon rendez-vous demain matin avec Lesage. Ce sera serré ! Je dévore les tartines et bois le lait. Paul a tout prévu pour m’économiser. Malheureusement, je suis obligée de me lever pour soulager ma vessie. Je reporte le plus tard possible ce déplacement. Mais si je veux garder mon canapé sec, je dois me résigner à prendre mon courage à deux mains. Comme je suis seule, je n’ai pas peur d’énumérer les plus beaux jurons de mon répertoire, accompagnés de cris et de gémissements. De retour dans le fauteuil, je sèche mes larmes d’un revers de manche. Comme prévu, le téléphone sonne à 10 h30. Je décide de faire une petite blague à Paul. « Allô, vous êtes bien chez Mademoiselle Morel. Je ne suis pas disponible pour le moment en raison d’un accident. Veuillez laisser votre message après le bip. BIIIP. - Salut, c’est Paul. (Il est sérieux ! Joue-t-il aussi la comédie ?) Je te téléphone juste pour savoir comment tu vas. J’ai aussi une grande nouvelle à t’annoncer mais comme tu n’es pas là , tant pis. Bisous. » Il va raccrocher ! Je crie : « Attends ! - Ah, tu es là ? - C’est quoi cette nouvelle ? - C’était juste pour piquer ta curiosité au vif et ça a fonctionné, Mademoiselle le répondeur téléphonique. - Je pensais que tu avais vraiment marché. - C’est l’arroseur arrosé. Alors, comment va ta jambe ? - Attends, je te la passe. » J’entends Paul crier : « Allô ? Allô ? - Excuse-la. Elle n’a pas beaucoup de conversation. Aïe … je l’ai vexée, je crois. - D’accord, je reformule ma question : comment vas-tu ? Bien dormi ? - Oui, ça peut aller. - J’ai pris mon après-midi. - N’oublie pas de garder quelques heures pour m’accompagner demain. Je ne veux pas aller seule chez Lesage. - Il n’y a aucun problème. C’est prévu. Je viens à midi. Tu as mangé les tartines ? - Oui, mais il faudra prévoir juste encore une chose la prochaine fois. - Quoi ? - Une couche culotte ! - Je le note sur ma liste de courses. A tantôt ! Bisous. » Je reste allongée, immobile jusqu’à 11 h 55. Là , je trace mon chemin de croix jusqu’à la porte que j’entrouvre en attente de l’arrivée de Paul. La sonnette retentit à 12 h 05. « Pousse la porte ! C’est ouvert. » Paul pénètre rapidement dans le salon et s’agenouille près de moi. Il dirige sa main vers mon visage. Je m’attends à une douce caresse sur la joue ou dans les cheveux. Mais il pose sa paume sur mon front. « Tu as encore de la fièvre. - Il fait chaud ici, c’est tout. - Ca va ? - C’est une question tellement galvaudée à laquelle je réponds par habitude : ça va. - Alors … comment vas-tu ? - Idem. Fais preuve d’originalité. - Mmm… qu’est-ce que tu ressens ? - Ca implique plus de sincérité et un vrai questionnement. Après introspection, je te répondrai : de la peur, de la frustration et de l’injustice. - Ce n’est pas vraiment la réponse que j’attendais. - Comment te sens-tu ? - Je vais très bien … aïe. C’est flagrant, non ? - Je vois surtout que je te prends en flagrant délit de mensonge. - Et tu en es où dans tes niveaux de douleur ? - Je plafonne à 7 et je carrelage à 3. - Tu … carrelages ? - Le contraire de plafonner ! Je parquette fonctionne aussi. - On peut dire que tu moquettes alors. - Là , tu te moques ! - On peut faire un passage aux urgences. Si ce n’est pas grave, tu ressors. Je serais plus tranquille. - Pour quoi faire ? Je vois le spécialiste demain. Vingt-quatre heures, ce n’est pas long. Laisse la place pour les vraies urgences. - Comme tu voudras. Je suis passé en vitesse dans une sandwicherie. Ainsi, tu pourras manger couchée. J’ai pris une spécialité : jambon à l’os, gouda, œufs, mayonnaise et crudités. - Magnifique. » J’ingurgite donc la spécialité du Mange Tout, fameuse fabrique de sandwichs de la ville. Paul me dit que la police recherche toujours le responsable de l’accident. Mais, vu le peu d’éléments en sa possession, l’espoir est mince qu’on le retrouve un jour. A moins que, perclus de remords, il aille se dénoncer lui-même. « Et ton trophée d’hier, tu l’as encadré ? - De quoi tu parles ? - Du pansement. - Il sert en effet d’ornement mais pas chez moi. - Tu l’as revendu aux enchères en disant que c’est du sang de célébrité ? - Non. Il est noué à un barreau de la porte d’une petite chapelle à la sortie de la ville. - C’est un rituel de magie noire pour que je tombe éperdument amoureuse de toi, comme les poupées vaudoues ? - Je n’ai pas besoin de faire appel à la sorcellerie pour que tu tombes dans mes bras. - Juste de ta voiture ! Alors que signifie ce petit rite ? - Depuis tout petit, j’ai entendu dire qu’il fallait faire cela pour demander la guérison d’une blessure. J’ai pensé que tu n’avais rien à perdre que je le fasse. - Et à qui as-tu demandé cette faveur ? - A Saint Achaire. - Je te croyais plus cartésien. - Les croyances populaires ont souvent un fond de vérité. - Alors, je remets mon triste sort dans les mains charitables de ton saint local. » Vers 13 heures, on sonne à la porte. « C’est sûrement l’infirmière. - Je vais ouvrir ! » J’entends la clé tourner dans la serrure. « Bonjour, je suis la sœur de Delphine. Elle est là ? - Oui, entrez. Elle sera sûrement contente de vous voir. » Valérie ! Mais qu’est-ce qu’elle fait ici ? Vite, je pousse mes béquilles sous le fauteuil. J’ajuste ma couverture afin qu’elle me cache entièrement les jambes. Quand Val entre dans la pièce, elle me regarde intriguée. « Salut la puce ! (J’ai horreur de ce surnom.) Ca ne va pas ? - Je suis un peu grippée. » Elle fait mine de s’asseoir à côté de moi, quasi sur mes jambes. « Ne t’approche pas trop, tu pourrais attraper mes microbes. - Tu t’es coupé les cheveux. Il était temps ! (elle a toujours été jalouse de mes longs cheveux) Tu es blanche comme une morte. Qu’est-ce que tu t’es fais au front ? - C’est rien, je me suis cognée en entrant dans une voiture. » C’est presque vrai, sauf que c’est la voiture qui m’est rentrée dedans ! Paul écoute en fronçant les sourcils mais ne dit rien. Quand ma sœur détourne le regard, je pose l’index sur ma bouche pour lui signifier « Tais-toi ! » « Tu as vu un médecin ? - Non, je me soigne avec ce que j’ai. » Elle prend la plaquette de cachets sur la table. « Dis donc, c’est un peu fort ça pour un état grippal. Comment tu as eu ces médicaments ? Ils sont prescrits en cas de traumatismes. - C’est quand je me suis foulé la cheville cet hiver. - Tu ne m’en as jamais parlé. » Toujours ce côté maternisant, ça m’énerve ! « Parce que ce n’était pas grand chose. - Si c’était à cause des rollers, tu as bien fait de te taire. Maman ne voulait pas que je te les achète pour ton anniversaire. - Non … c’était au boulot. Je te présente Paul, un ami. - (Val, d’un air moqueur) C’est bien, tu t’es fait deux amis en une semaine : Paul et Paulette ! Si tu ne voulais pas que je te dérange, il fallait me le dire. Et tes travaux de tapisserie, c’est terminé ? - Je n’ai pas encore commencé. Avec cette grippe … - Je vais dire bonjour à ton petit coin et je reviens. Ne faites pas de bêtises pendant mon absence !» Ma sœur s’éclipse. Paul s’approche et me chuchote : « Qu’est-ce que tu fais ? - Je fais illusion. Je feins d’avoir la grippe au lieu d’une jambe en kit. Continue à faire comme si de rien n’était. » Val revient. « Tu as besoin d’un marchepied ! Tu n’es pas encore assez grande pour atteindre le robinet ? J’ai aussi ramené le coussin qui traînait dessus. Tu t’endors parfois dans tes toilettes ou quoi ? - Ca m’arrive quand j’ai trop travaillé. Le coussin m’évite d’avoir la marque des antidérapants du marchepied sur la tronche ! » Comment la faire partir avant l’arrivée de l’infirmière ? « Vous désirez boire quelque chose ? » J’aurais préféré que Paul continue à se taire. On sonne à la porte. Pourvu que ce soit un témoin de Jéhovah et pas l’infirmière. Paul se lève mais ma sœur le bat de vitesse. « Laissez, j’y vais. Restez en amoureux. » Paul se tourne vers moi : « Elle est comique ta sœur ! - Oui, elle aurait aussi dû faire carrière. Avec toi, il n’y aurait que des clowns sur terre. - Pourquoi tu … » A ce moment-là , l’infirmière (la même que vendredi) entre dans la pièce avec ma sœur sur les talons, celle-ci affiche une tête encore plus intriguée que tout à l’heure. Ce n’était donc pas quelqu’un qui venait prêcher la bonne parole mais une femme qui vient soigner ma mauvaise guibole ! « Comment ça va aujourd’hui ? - Bien. - (Val) Qu’est-ce que ce doit être quand ça ne va pas ! Elle est pâle comme un linge. » L’infirmière soulève la couverture. Je baisse les yeux et je sens que je rougis. Je n’ose pas regarder Valérie. La femme commence son travail. Pour le retrait des bandes, Valérie soulève délicatement mon pied. Je la regarde d’un coup d’œil furtif. Elle me dévisage d’un air désapprobateur. Lorsque la femme en blanc termine de retirer tout ce qui recouvre ma jambe, Valérie rompt le silence. « Je comprends maintenant à quoi servent ces cachets. Pourquoi tu n’as rien dit ? - Je ne voulais pas vous inquiéter, toi et maman. - Pour une entorse ou un rhume, je comprends que tu nous le caches mais là …. C’est une fracture ouverte et ils t’ont opérée. - Oui. (Je tente de détendre l’atmosphère) Le chirurgien a fait un peu de mécano : des vis ici, une plaque là . - Arrête tes blagues idiotes. (Zut, ça n’a pas marché !) Et comment c’est arrivé ? - Un accident de circulation. - Tu étais en voiture ? - (Pourquoi tout le monde me pose la même question ?) Non, j’étais devant. - Tu étais assise à l’avant d’une voiture … - Mais non, j’étais … Aïe (l’infirmière fait une fausse manœuvre)… - (l’infirmière) Désolée. - Tu étais où ? - (en grimaçant de mal) Devant le nez de la voiture. - Et elle t’a renversée. Tu sais qui c’est au moins ? - Oui, c’est Paul. - Quoi ? (en jetant un regard assassin à l’accusé) - Enfin, c’est pas sa faute. Une voiture l’a percuté par derrière. - Et c’est arrivé quand ? - Lundi dernier. - On t’a téléphoné la semaine passée et tu nous as raconté des bobards ! Ce n’était pas chez Paulette ou même Paul que tu étais, mais à l’hôpital !» L’infirmière rattache l’attèle. Paul amène du frigo une piqûre prescrite par le médecin hier. « Excusez-moi d’interrompre votre conversation. Mais il semble que votre jambe soit plus gonflée que vendredi. Vous êtes restée longtemps debout ? - (Paul) Elle a repris le travail. - (Et Valérie d’intervenir aussitôt) Quoi ? Déjà ? Mais tu es folle ma pauvre fille ! - (l’infirmière) Et qu’est-ce que vous exercez comme profession ? - (ma sœur qui adore répondre à ma place) Madame est serveuse dans un bar pourri parce qu’elle n’a pas daigné finir ses études. - Arrête, c’est ma vie et mes choix. On n’a pas tous envie de rester la fifille à sa maman. - Peut-être mais moi, je ne suis pas obligée d’aller travailler en étant éclopée ! - (Paul) Arrêtez toutes les deux. On dirait une dispute de gamines ! » Ma respiration est aussi rapide que si j’avais couru un cent mètres. Je garde les yeux baissés comme une enfant qui boude. Paul me pose un baiser sur la joue avec un « Je te laisse. A demain ! ». L’infirmière s’en va aussi après l’injection, en lançant juste : « En tout cas, vous devriez plus vous préoccuper de votre santé pour ne pas le regretter plus tard. A demain. - (Val) Voilà un discours plein de bon sens. Bon, arrête de faire la tête. Je m’excuse de m’être emportée. Mais la situation dans laquelle tu t’es fourrée me dépasse. J’allais venir te donner un coup de main pour tapisser et je te retrouve quasi amputée. - Tu ne trouves pas que tu en rajoutes un peu ? - Et Maman, je lui dis quoi ? - Rien. S’il te plaît, laisse-la tranquille. Elle a déjà eu son quota d’embarras depuis douze ans. - Bon, d’accord. Mais, tu dois me promettre qu’en cas de pépin, tu me préviens. Et autre chose : pour ta rééducation, c’est moi qui m’en occuperai. » Je souris et l’atmosphère se détend. Valérie me serre dans ses bras. « Je resterai toujours ta grande sœur, ne l’oublie pas. » J’ai envie de pleurer, de lui dire « Sors-moi de cette galère ! » mais je suis une fière et j’aime trop l’indépendance que j’ai gagnée. « Quel orthopédiste t’a opérée ? - Tu ne le connais sûrement pas ! - Dis toujours - Lesage. - Thierry Lesage ? » Je me rappelle la scène au café où un de ses amis l’a prénommé ainsi. « Oui. Comment tu le sais ? - Il a une bonne réputation. Il opère aussi dans la capitale. Tu as eu de la chance. Tu aurais pu tomber beaucoup plus mal. Certains chirurgiens sont réputés pour leurs bourdes. Ils doivent alors s’y reprendre plusieurs fois pour rectifier le tir et réparer leurs erreurs. - De quel genre ? - Je ne veux pas t’effrayer. Rassure-toi. Tu as eu un des meilleurs. - J’allais oublier … j’ai promis d’appeler Maman à mon arrivée. Tu permets ? » J’écoute attentivement la conversation : « Allô, Maman. Je suis chez Delphine … oui elle est occupée avec sa copine … une fille très sympa. Elles ont l’air de bien s’entendre … les motifs du papier peint ? Des béquilles (je jette un regard d’incompréhension à Valérie qui rectifie aussitôt) euh non … des jonquilles ! Je vais te laisser pour aller leur donner un coup de main. A ce soir, Maman. » Je n’aurais jamais cru qu’elle pourrait garder un secret. Elle me laisse ensuite faire ma sieste quotidienne. Je m’éveille en fin d’après-midi. Ma sœur propose alors : « Je vais nous préparer quelque chose à becqueter. Elle est nulle en cuisine mais ça ne peut pas être pire que celle de Paul. « Il n’y a plus rien dans ton frigo. Je vais faire les courses. De quoi as-tu envie ? - Du lait et des yaourts. » Elle revient du supermarché avec des fruits, des légumes, de la viande et mes produits lactés. « Le calcium, c’est bien. Mais il te faut aussi des vitamines pour rester en bonne santé. - Tu sais que je n’aime pas beaucoup les fruits. - Eh bien, force-toi. » Et elle me fourre une banane dans les mains avant de se cacher dans la cuisine. Un peu plus tard, elle m’invite à passer à table. Machinalement (sûrement une déformation professionnelle), elle me relève et descend ma jambe de sa montagne de coussins. Elle ne remarque pas que mes yeux pleurent, que mes mains se crispent et que j’ai bloqué ma respiration. Elle prend mon bras et le passe autour de son cou. Au moment de me remettre debout, elle comprend enfin et s’arrête net : « Tu … tu préfères rester allongée ? » Un signe de tête et lentement, elle m’aide à retrouver ma position initiale. Je reprends mon souffle. « C’est affreux de te voir souffrir comme cela. Il faut que tu manges quand même. Je vais chercher des oreillers. Elle m’en cale deux dans le dos. Je peux enfin apprécier les talents culinaires très limités de ma sœur qui m’apporte une assiette sur un plateau. Au menu de ce soir : steak, frites et salade. Elle a même coupé la viande en morceaux car, vu ma position, il n’est pas aisé de manier des couverts correctement. « C’est très recherché comme repas. Mais j’ai horreur de la salade. Je ne suis pas un lapin. - Tu es vraiment difficile, on dirait un enfant. - J’ai fait un effort ; j’ai mangé ta banane. Alors, j’ai le droit de faire l’impasse sur ta salade. » Je finis mon assiette. Avant de reprendre une position allongée, j’avale l’avant-dernier cachet de la plaquette. Il faut qu’il me permette de tenir jusqu’à demain matin. Paul appelle pour prendre de mes nouvelles et me souhaiter une bonne nuit. Il viendra me chercher à 9 h 30. Vers 19 h, Val m’embrasse : « Je te téléphonerai pour savoir ce qu’a dit le médecin. » Et elle reprend la route du retour. Je ferme les yeux en pensant à demain. Peut-être que Lesage ne remarquera rien d’anormal. Ma jambe peut retrouver une taille de guêpe pendant la nuit. Qui vivra verra !
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