Pour une bonne compréhension, veuillez lire les chapitres précédents à partir du prologue.
Samedi 10 mai : Coup de pompe sous pression
Qu’est-ce que c’est que cette lumière derrière mes paupières ? Des voleurs sont entrés ? J’ouvre les yeux pour vérifier. Non, le seul intrus est le soleil qui pointe derrière la fenêtre de la cuisine. Quelle heure est-il ? Midi ! J’ai l’impression de m’être juste couchée une minute. Je suis encore habillée. Mon ventre se met à émettre des gargouillis digne d'une famine de huit jours. Je lui donne un cachet pour le contenter ; enfin surtout pour calmer ma guibole. Je me relève, un peu trop brutalement peut-être parce que je me prends un coup sur le tibia droit. A gauche, ce sont mon mollet et ma cheville qui protestent d’avoir trop travaillé hier soir. Comment arriver jusqu’au frigo si mes deux jambes se mettent en grève ? En plus, on sonne à la porte. J’espère que ce n’est pas urgent. J’attrape mes indispensables béquilles et tente de trouver un semblant d’équilibre. Mon épaule droite est endolorie jusqu’au cou. Chaque pas me rappelle la galère d’hier. Enfin … j’atteins la porte. J’ai une petite pensée pour la patience qu’aura dû faire preuve celui qui est derrière, en espérant qu’il soit toujours là . C’est Paul. « Tu es déjà debout et habillée. Je pensais que tu flémarderais en pyjama à cette heure ! - En fait, j’ai dormi comme ça. - Tu devais être nase. - C’est tout à fait ça. Allez, entre. » On s’installe au salon. « Comment ça s’est passé hier ? - J’ai cru que je n’y arriverais jamais. J’ai les jambes en compote : l’une, ce sont les os, l’autre, les muscles. Et dire que ce soir je fais de 20 heures à 2 heures. - Il faudrait peut-être que tu cherches un autre job. - Oui, c’est une bonne idée mais qui engagerait une estropiée ? - C’est temporaire. - Mais je ne peux pas rester sans manger ni payer mes charges en attendant de retrouver toutes mes facultés. » Un peu avant 13 h, on sonne à la porte. Paul fait entrer l’infirmière Marguerite. Je ne peux m’empêcher de lâcher un oh non de dépit. Elle me rétorque : « Je constate que tu es très heureuse de me revoir. - Je n’ai rien contre toi personnellement … - Je comprends. » Paul doit repartir au boulot en début d’après-midi. Il s’en va après que nous ayons partagé un sandwich au fromage. Je décide de m’endormir jusqu’au souper que je prends à 17 heures. Je dois battre les octogénaires au niveau des horaires de repas. Je termine donc une deuxième sieste réparatrice quand une question me vient à l’esprit si forte que je me sens forcée d’ouvrir les yeux. Quelle heure est-il ? Déjà 19 heures ! Juste une heure pour m’arranger afin de ne pas faire fuir les clients du café. C’est serré mais jouable. Le temps d’ingurgiter un yaourt avec une pilule et je sors. C’est une « grosse » aujourd’hui ; dans le jargon, ça signifie une journée chargée. En effet, il n’y a déjà plus une place assise. Derrière le bar, le patron me jette un regard noir en se tournant vers l’horloge : 20 h 10 ! « Désolée ! ». Et la course commence : des allers retours entre le bar et la salle. J’en attrape le tournis. Les toilettes pour récupérer et c’est reparti. Je m’approche d’une table avec quatre hommes. « Que désirez-vous ? ». Sans lever les yeux de la carte, le plus jeune me demande une bière, les deux autres également et le quatrième qui me tourne le dos semble apprendre la carte par cœur. « Et toi, Thierry ? ». Il finit par choisir un croque-monsieur. En m’éloignant, j’entends un des quatre dire au « croque-monsieur » : « Ca pourrait être une de tes patientes ! ». Lorsque je reviens avec mon plateau rempli. L’homme qui me tournait le dos se retourne et me regarde : « Je vous reconnais. Je vous ai opérée lundi. Qu’est-ce que vous faites ici ? - Je bosse. - J’aurais dû préciser la durée du repos impératif. - Ecoutez, je suis une grande fille. Je sais ce que je dois faire. » Après avoir reçu l’argent de l’addition, je m’éloigne. Je commence à avoir la tête qui tourne. Vite aux toilettes. Mais je n’ai pas le temps d’atteindre une cuvette pour m’asseoir qu’un grand gouffre noir envahit ma tête et mon corps. Comme si j’émergeais d’une longue sieste, j’ouvre lentement les paupières et c’est le visage de Didier qui est penché au-dessus du mien. « Le patron te cherche. Je savais que je te trouverais ici mais pas par terre. Tu veux que j’appelle un médecin ? - Non, surtout pas. » Je me relève mais Didier doit me tenir encore dix bonnes secondes avant que je retrouve mon équilibre. « Ecoute, le boss va monter faire sa partie de poker mensuelle. Tu pourras faire le bar, c’est moins fatiguant. » Un samedi par mois, le « gros » joue aux cartes avec des espèces de maffieux venus de l’autre côté de la frontière. On sait s’il a gagné ou perdu à la tête qu’il fait quand il redescend. Je sors des toilettes et je sens le regard insistant de Monsieur le docteur Thierry. Comme prévu, le patron parti, je m’installe derrière le bar. C’est la première fois que j’occupe ce poste. Didier m’explique en vitesse la place de chaque type de boisson, nourriture, etc. mais surtout comment remplir un verre de bière pression. Pas facile de tenir le verre d’une main et d’actionner la pompe de l’autre tout en essayant de maintenir mon échasse sous l’aisselle. Je la fais tomber plusieurs fois mais la grande difficulté est de la ramasser sans me casser la figure. Evidemment, il a fallu que ça arrive. Incapable de me remettre debout, j’attends que Didier se pose des questions sur ma disparition et qu’il vienne me remonter. Vers 1 heure du matin, le boss descend la mine réjouie. Il a apparemment gagné la partie. Il ne fait aucune réflexion sur le fait que je tienne le bar et me laisse même rentrer chez moi plus tôt. Je pars sans demander mon reste. Ma maison me semble être à des kilomètres. Ma jambe pèse une tonne et me fait horriblement souffrir. Je profite de l’arrêt d’autobus pour reprendre des forces avant la côte. La patte allongée sur le banc, je pense que j’aurais préféré l’amputation. Je me serais alors mise en quête d’un job de pirate à la jambe de bois, ils m’auraient peut-être engagée chez Disney … Un grand bruit de freins de bus retentit. Je fais signe au chauffeur qu’il peut repartir. Mais ce dernier ouvre les portes et sort de son véhicule. C’est un homme d’une cinquantaine d’années tout grisonnant. Il s’approche : « Vous avez besoin d’aide Mademoiselle ? - Non, merci. Je me repose un peu, c’est tout. - Où allez-vous ? - Chez moi, en haut de cette rue. - Montez, je vais vous déposer. - Je n’ai pas un centime en poche pour le billet. (Je n’ai qu’un antalgique qui n’a une valeur inestimable que pour moi.) - Qui vous parle de payer ? Je ne suis plus en service, je vais au dépôt. Venez, je vais vous aider à monter. » L’homme me prend dans ses bras et me dépose sur une banquette du bus. Il s’installe à nouveau derrière le volant et nous nous mettons en route. Je lui indique le numéro de chez moi et il s’arrête devant ma porte. Pour la descente des marches, je parviens à me débrouiller sous l’œil vigilant de mon chauffeur. Je le remercie chaleureusement et il repart. Je suis trop nase pour me déshabiller. Je me couche et, malgré le ramdam de ma jambe, mes paupières se ferment instantanément.
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