Quant au Bureau que j’ai quitté en sa compagnie un instant auparavant, il n’était pas épargné non plus. L’obscurité n’y régnait pas en maitre, parce que la fenêtre donnant sur le parc lançait des reflets lumineux aux abords de celle-ci. Les rayons dorés qui la traversaient nous ont donc permis de nous déplacer plus aisément. Ils m’ont également donné l’occasion d’avoir un aperçu plus complet du décor qui m’environnait.
J’ai de ce fait remarqué que le pupitre qui me sert aujourd’hui d’écritoire était noyé sous un monceau de détritus divers et variés. Entre les déjections de rongeurs, des restes de repas antédiluviens, des restes poudreux aux couleurs indéfinissables, sa surface évoquait davantage un champ de bataille qu’autre chose. Je ne parle même pas des traces de griffures étranges dont il était constellé, et dont je ne parvenais pas à définir l’origine. Les cloisons adjacentes étaient éventrées ; comme si quelque monstrueuse créature tout droit sortie d’un abominable cauchemar s’était acharné sur elles. Leurs pavements semblaient déchiquetés ; nombre de blocs rocheux qui les constituaient autrefois gisaient au sol au milieu d’immondices et de sciures noirâtres. Des centaines de lézardes – d’aucunes se déployant sur quelques mètres, d’innombrables ne mesurant qu’une dizaine de centimètres tout au plus – s’y étaient développé au fil des ans. En jetant un coup d’œil dans leur direction, j’ai aussi songé que le manque d’entretien devait y être pour beaucoup. Et j’ai constaté que l’une de ces béances remontait jusqu’au balcon surplombant la pièce, progressait encore plus haut jusqu'à atteindre les poutres destinées à soutenir ses combles. Je me suis alors dis que si l’ensemble ne s’était pas déjà écroulé depuis longtemps, ce ne pouvait être que par miracle.
Quant aux étagères de la Bibliothèque, comme je l’ai déjà mentionné précédemment, elles étaient pratiquement vides de livres. Il y en avait bien quelques uns qui trainaient ici ou là . Ils étaient, eux aussi, dissimulés sous des amas de saletés. Maintenant encore, je suis convaincu qu’ils n’avaient pas été utilisés depuis, au minimum, des dizaines d’années. Nous étions alors en 1823 ; ce genre d’objet n’était pas à la portée de toutes les bourses. Mon Père avait la chance, à cette date, d’être assez fortuné pour pouvoir en posséder. Je ne comprends toujours pas pourquoi il les a laissé pourrir de cette manière durant tout ce temps. Car j’ai en effet découvert bien plus tard que les pages de beaucoup d’entre eux étaient moisies, ou tombaient en morceau dès que l’on avait le malheur de les frôler. A l’époque où j’ai entamé la rénovation des lieux, j’ai été horrifié en me rendant compte que leur grande majorité, à force d’être maltraités de cette façon, étaient devenus illisibles. Je peux avouer que lorsque j’y resonge, moi qui suis un amoureux des livres, j’en ai des sueurs froides en faisant ressurgir ces images de ma mémoire.
D’autre part, une grande quantité de tablettes rattachées à la Bibliothèque s’étaient affalées ; elles avaient glissé de leurs emplacements et gisaient à terre ; quand elles ne s’étaient pas morcelées. Le vide auquel elles avaient laissé place était envahi par une multitude de toiles d’araignées. Par la suite, il m’a fallu presque deux jours afin de retirer l’ensemble de ces dernières de l’espace qu’elles occupaient. Et ce n’est qu’avec l’aide de Zacharie – l’un de nos Serviteurs Noirs d’alors – que j’ai pu réussir cet exploit. Mais j’ai avalé tant de poussière à ce moment là , que j’ai ensuite toussé à m’en arracher les poumons durant plusieurs semaines. Zacharie, lui, a évidemment été la proie de troubles semblables. Or, comme il s’agissait d’un valet, rien n’a été fait par Anthëus pour le soulager. Il a dû continuer à mener ses taches domestiques tant bien que mal avec la hantise d’être fouetté par mon Père s’il ne les effectuait pas correctement ; tandis que, moi, j’ai pu me reposer, et que le médecin de notre Famille m’a prescrit des infusions dans le but d’atténuer mes graillonnements.
J’avoue que j’ai été profondément attristé par l’état de délabrement de la salle que j’étais en train de traverser. Je ne pouvais pas m’y attarder, puisque Vÿvien m’entrainait déjà vers le Vestibule. Pourtant, je ne sais pourquoi, ça m’a immédiatement bouleversé. Peut-être était-ce dû au fait que je ne sais pas où j’étais. Peut-être les nausées qui ont suivi mon « Réveil », mais un puissant sentiment de malaise m’a envahi. Pendant deux ou trois secondes, j’ai eu l’impression que ma tète voguait sur une mer démontée. Puis, cette sensation s’est brusquement évanouie.
Vÿvien ne s’est aperçu de rien et a continué son chemin comme si aucun incident n’était venu perturber ma progression. De mon coté, je ne l’ai pas alarmé. J’y reviendrai ultérieurement, mais il ne faut pas oublier que ma « Résurrection » a été un moment particulièrement éprouvant. Après avoir ouvert les yeux sans reconnaître les lieux où j’étais, ni les gens qui m’entouraient, il m’a fallu un certain temps pour reprendre mes esprits. Je suppose que ce léger vertige a été le contrecoup de la surprise et la peur qui m’ont gagné à cet instant précis.
Ca ne m’a tout de même pas empêché de poursuivre mon trajet vers la porte ouvrant sur le Vestibule. Vÿvien me précédait. Donc, avant de la rejoindre de l’autre coté de l’ouverture, j’ai pu continuer à observer autour de moi. J’ai vu que l’escalier qui menait à l’étage – c'est-à -dire là où se discernait l’essentiel des étagères destinées aux livres de la Bibliothèque – était détérioré. Ses paliers étaient éventrés. Normalement composé de marches rattachées à un pilier central leur permettant de s’élever en colimaçon, plusieurs avaient disparu de leurs emplacements. Elles gisaient par terre parmi les nombreux détritus et feuillets volants. D’autres pendaient lamentablement et paraissaient sur le point de se détacher. Plus haut, le balcon qui faisait le tour de la salle avant la plus grande partie de son plancher ravagé. Des trouées infestaient ce dernier à intervalles réguliers. Des pans entiers de son parquet étaient sur le point de s’affaisser ; ils montraient des signes de faiblesse aux angles des galeries qui le composaient. Ils étaient encombrés de déjections et de filaments poussiéreux en maints endroits. Et à mon avis, si quelqu’un avait eu l’audace de s’y aventurer, à son premier mouvement destiné à y progresser, il l’aurait traversé de part en part. D’autant que sa balustrade était brinquebalante, et qu’il n’aurait pas manqué de plonger dans le vide en tentant de s’y appuyer.
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